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Les élections haïtiennes, cuisine de la corruption invisible (1 de 2)

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par Leslie Péan, 8 décembre 2015  ---  La crise provoquée par les élections frauduleuses des 9 août et 25 octobre 2015 renvoie à la vérité désagréable du régime de corruption généralisée en vigueur dans la société haïtienne. On peut voir dans le détail les dispositifs intérieurs et extérieurs mis en place pour réaliser la forfaiture et la faire accepter par l’opinion. Cela va de la constitution du Conseil Électoral Provisoire (CEP) bidon aux fraudes systématiques orchestrées au centre de tabulation (tribulation) en passant par le financement des élections par les puissances étrangères, l’impression des bulletins dans l’opacité complète, et la mise en place d’un système absurde de mandataires. Par delà déceptions et désagréments, la communauté internationale ne veut pas rompre l’impression d’équilibre social qu’elle croit obtenir avec le Président bling bling imposé aux Haïtiens lors des élections frauduleuses du 28 novembre 2010 (premier tour) et du 20 mars 2011 (second tour).

Pourtant, depuis le IVe siècle av. J.-C., la corruption électorale définie comme écart par rapport à la norme sociale est combattue. Dans son Discours sur la dernière décade de Tite-Live, Machiavel signale que « jamais on ne persuadera au peuple d'élever à une dignité un homme corrompu et signalé par l'infamie de ses mÅ“urs Â»[i]. Vous voyez de qui je parle ! La communauté internationale n’a pas, au demeurant, la volonté de sortir du trouble, de l’obscur et surtout de la corruption. Sous des formes multiples, mais avec toujours le même contenu de maintien du statu quo. La raison fondamentale de cet état de choses vient du manque de culture matérielle des élites haïtiennes. Un manque qui se manifeste depuis l’amateurisme de 1825 conduisant à l’emprunt de trente millions de francs pour payer la première annuité de la dette de l’indépendance.

 Les mauvais arrangements et la capture de l’État marron haïtien

Cet amateurisme financier et économique a conduit à l’enlisement national sous la houlette du mulatrisme. Les progressistes n’ont jamais pu avoir la masse critique pour renverser l’emprisonnement d’Haïti par la finance internationale et arriver à un état de sécurité à travers des élections libres, honnêtes et sincères. Depuis 1806, soit pendant deux siècles, les mauvais arrangements des bandits ont toujours primé sur la justice. La première guerre civile haïtienne commence par la fraude électorale de Pétion contre Christophe. Depuis, une authentique mafia de traineurs de sabres, devenue par la suite l’armée d’Haïti, a perverti le droit de suffrage par la corruption et en flattant les bas instincts de la classe politique avide de pouvoir d’État. À l’encontre du progrès historique, la corruption électorale est instituée. On se souviendra que Cicéron avait fait voter dès l’an 63 avant Jésus-Christ une loi contre la corruption électorale dans la Rome antique.

En plus de la pierre d’achoppement de l’emprunt de 1825, les élites noiristes haïtiennes, vont dérouler le tapis rouge à la mafia financière. Le mode d’organisation économique et socio-politique ainsi que la capture de l’État marron sont cimentés par le gouvernement de Lysius Salomon qui, le 30 juillet 1880, cède la Banque Nationale d’Haïti (BNH) à la Société Générale de Crédit Industriel et Commercial (SGCIC), une entreprise française. La complicité des rivalités au sein des élites mulatristes et noiristes se trouve ainsi scellée. L’État marron haïtien qui, à cause de la corruption galopante, n’avait pas les moyens financiers pour payer ses employés trouve une branche de salut avec la BNH qui lui octroie des avances jusqu’à concurrence de 300 000 gourdes, selon le décret du 20 septembre 1880. Les employés de l’État marron ne sont plus obligés d’escompter leur feuille de salaire à 50% et 60% auprès des usuriers du secteur privé.

La SGCIC était en même temps banque d’émission et banque d’État. Elle s’associera à la Banque de l’Union Parisienne (BUP), dotée d’un Conseil d’Administration dont les membres vivent à Paris, et à trois banques allemandes[ii] pour créer la Banque Nationale de la République d’Haïti (BNRH) en octobre 1910. Le scandale du Procès de la Consolidation (1903-1904) sous le gouvernement de Nord Alexis avait éclaboussé la BNH et exigé un changement de façade pour continuer la capture de l’État marron dans une tradition implantée avec « l’homme de la petite dîme[iii] Â», le ministre des Finances Frédéric Marcelin, qui en parlera d’ailleurs dans son ouvrage Emprunt nouveau, même banque, publié en 1911.

Les événements du Procès de la Consolidation n’ont pas troublé la volonté d’insérer Haïti dans le collimateur de la finance internationale. La véritable mise en valeur de la corruption continue de plus belle sous le gouvernement d’Antoine Simon, successeur de Nord Alexis. La corruption systématique du président Antoine Simon, de son fils Antonier, de ses ministres, des membres importants du Parlement, des ministres plénipotentiaires, etc. pour un montant total de 180 000 dollars a permis la ratification de l’emprunt de 1910 dans un temps record[1]. L’arrosage a été généralisé en incluant un collier de fausses perles donné par l’américain McDonald à Célestina, la fille d’Antoine Simon, mambo de surcroit dont les lwas n’ont pas vu la supercherie ! Les diplomates accrédités en Haïti riaient à gorge déployée d’un peuple qui acceptait d’être dirigé par un ignare.

D’ailleurs, ce dernier disait tout haut qu’il recevait ses ordres d’un lwa nommé Simalo, au fait un bouc-cabrit qu’il trimbalait avec lui dans toutes les occasions. Cette propension au ridicule Tèt Kale n’est donc pas nouvelle. La performance du système en vigueur consiste à condenser la corruption de telle manière que la cruauté soit perçue comme de la bonté. C’est le cas, entre autres, avec l’emprunt de 65 millions de francs de 1910 qui devait être amorti en 50 ans. Au fait, cet emprunt précipite l’entrée d’Haïti dans le vide avec les perspectives qui y sont rattachées. C’est l’émergence d’une fournée de dirigeants politiques corrompus et prêts à s’incliner devant le moindre représentant diplomatique des puissances tutrices utilisant l’arme du chantage à tout moment. Le tour est joué pour l’occupation américaine de 1915.

Les corrompus n’ont même pas eu droit au décalage observé généralement par les corrupteurs pour être décoiffés et voir leurs masques enlevés.   Le banquier allemand Ludwig Treitel, en tant que maitre d’œuvre de l’emprunt de 1910, a donné la liste des bénéficiaires corrompus du gouvernement haïtien à  son compatriote Eugen Ritter von Zimmerer, ministre plénipotentiaire allemand en Haïti. Ludwig Treitel a tout négocié directement avec le général Septimus Marius, secrétaire d’État des finances. Le ministre allemand en Haïti a partagé la liste des bénéficiaires haïtiens corrompus avec son collègue américain Henry Watson Furniss qui l’a envoyée par câble au Département d’État. Ainsi, la classe politique est bâillonnée, ses bras sont liés et ses jambes attachés à une corde qui fait le tour de l’État marron d’Haïti. La corruption connait alors un raffinement morbide à l’extrême avec la prise du pouvoir exécutif par trois des condamnés du Procès de la Consolidation : Cincinnatus Leconte en 1911, Tancrède Auguste en 1912 et Vilbrun Guillaume Sam en 1915

La nécessaire approche historisante

Pour contribuer à dégager des pistes de réflexion sérieuses sur la crise haïtienne actuelle en ce début du 21e siècle, il importe de développer une approche historisante permettant de confondre les néophytes ignorants qui engagent le pays dans les sentiers battus de l’arriération et du retour du même. Dans la recherche des déterminismes psychologiques et sociaux de nos malheurs, l’accent doit être mis sur la corruption du processus cognitif à l’œuvre en Haïti. Il est nécessaire de marteler cette dérangeante vérité, car la corruption affecte fondamentalement notre culture et notre façon de connaitre. Le tout voum se do (tout se vaut) prédomine en s’appuyant sur l'oubli et l'obstruction de la mémoire.

Les racontars sont privilégiés à cause de leur imprécision et de leur invérifiabilité. C'est par l'opération du Saint-Esprit, par l'occultisme et le surnaturel qu'on prétend connaitre. On ne se préoccupe pas d’être au courant des faits dans leur chronologie précise. On cache les évènements pour ne pas laisser paraitre leur aspect récursif. Ceci est fait à dessein pour empêcher toute réflexion critique sérieuse sur les turpitudes nationales et l'éclosion d'une autre architecture mentale débouchant sur une reconstruction cognitive. Depuis l’emprunt de 1910 suivi par celui de 1922 sous l’occupation américaine, la flibuste financière n’a jamais eu la main plus légère sur l’économie haïtienne.

Sous le gouvernement des Duvalier, les tontons macoutes ont encore compliqué l’écheveau. J’ai reproduit dans le tome 4 intitulé L’Ensauvagement macoute de la série Économie Politique de la Corruption aux pages 752-757, les annotations manuscrites du président François Duvalier détournant les taxes collectées par la Régie du Tabac et des Allumettes pour l’achat de cadeaux pour sa famille, ses amis et pour ses basses Å“uvres. On constate avec stupéfaction l’utilisation des taxes collectées sur la farine, le sucre blanc et le sucre « rouge Â». Les dépenses autorisées avec le produit de ces taxes par Duvalier servent à soudoyer des journalistes, acquérir des actions dans des banques, acheter des pièces d’or, transférer de l’argent à Serge Beaulieu, remettre de l’argent au capitaine Préval pour l’impression des Å’uvres Essentielles, offrir à sa fille Marie-Denise une layette, etc. Un exercice de haute voltige qui a continué au fil des jours ! (à suivre)

 Leslie Pean
Historien Economiste


[1] Leslie Péan, « Les élections du 25 octobre et le changement en Haïti (2 de 2) Â», AlterPresse, 21 novembre 2015.

 


[i] Nicolas Machiavel, Les Discours sur la dernière décade de Tite-Live (1531), Paris, 10-18, Union Générale d’Éditions, 1962, Université du Québec à Chicoutimi, 2002, p. 61.[ii] Les trois institutions financières allemandes sont la banque Hallgarten, la banque Ladenburg, Thalmann et Cie, et la banque Berliner Handelgesellschaft.[iii] Étienne Mathon, M. Frédéric Marcelin ou L’homme de la petite dîme, Port-au-Prince, J. Chenet, 1895. Lire également Leslie Péan, « En marge du dossier Clifford Brandt junior (2e partie) Â», Radio Kiskeya, 21 novembre 2012.