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Crise, visite de Kerry et confusion dans les esprits (2 de 3)
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- Publié le jeudi 11 décembre 2014 00:03
Par Leslie Péan, 8 décembre 2014 --- On se rappelle que, sans qu’il n’y ait jamais eu d’appel au boycottage des activités mondaines sous François Duvalier, la vie nocturne avait été presque paralysée spécialement durant la campagne de la présidence à vie. Duvalier enjoignit alors les chefs de service des bureaux publics et leurs employés à fréquenter assidument les boîtes de nuit pour donner au moins aux étrangers de passage l’impression d’une certaine normalité. Aujourd’hui, l’opposition doit boycotter les soirées mondaines pour forcer le président à négocier son départ et trouver une sortie de crise.
Dans sa livraison du 28 novembre écoulé, Le Nouvelliste publiait sous la plume de Juno Jean-Baptiste un dossier révoltant sur la prostitution en Haïti, intitulé « Balade au Quai Colomb ». On y apprend que la prostitution est devenue le seul moyen de subsistance accessible aux femmes de tous les groupes d’âge des catégories sociales défavorisées du pays. Que le quai Colomb est devenu, photo à l’appui, un bordel à ciel ouvert réputé offrir une protection naturelle pour les maladies transmises sexuellement. Parallèlement, les importations de produits de luxe atteignent des niveaux records et les nantis cherchent inlassablement des occasions d’afficher leur réussite économique et sociale. Pour épargner au pays l’expérience d’une explosion brutale et le sortir de son insignifiance, la société haïtienne se voit obligée de se réinventer. Pas seulement au niveau de l’État mais d’abord au niveau de l’individu, puisque l’État n’est que l’extension des individus. Réinvention du peuple mais aussi des bourgeois pour les conscientiser en inculquant à tout le monde un minimum de principes moraux.
Un élément non encore exploité par les démocrates dans la recherche d’une solution à la crise est le piquet de grève. Utilisé à bon escient, il servira à marginaliser les réjouissances que le pouvoir compte organiser à l’occasion des fêtes de fin d’année. Également connues sous le nom de lignes de piquetage, cette forme de protestation est connue dans tous les pays démocratiques, par exemple au Canada[i], où l’État reconnaît à des travailleurs en grève ou à des sympathisants le droit de manifester ouvertement et pacifiquement leur solidarité. Pour cela, ils se placent en général, pancartes en mains, avec banderoles et panneaux, à l’entrée des établissements concernés et ils se relayent pour maintenir la pression jusqu’à ce qu’ils aient gain de cause ou que le conflit soit réglé.
Visite du Secrétaire d’État John M. Kerry
Après la mission du Conseiller du Secrétaire d’État étasunien, Thomas A. Shannon, qui a séjourné en Haïti le jeudi 30 octobre 2014, une autre étape est en train d’être franchie dans les rapports entre Haïti et les États-Unis. Ce n’est pas un Secrétaire d’État néophyte qui va en Haïti le 12 décembre 2014. Le Secrétaire d’État John M. Kerry, quand il était alors sénateur du Massachusetts, n’a pas mâché ses mots pour condamner la politique du président Bush à Washington à l’endroit du gouvernement de Jean-Bertrand Aristide. Le mardi 24 février 2004, cinq jours avant la chute du gouvernement d’Aristide, il déclarait :
« Je pense que l'administration a manqué beaucoup de possibilités, en fait, elle a aggravé la situation au cours des dernières années avec sa coupure de l'aide humanitaire et son attitude à l'égard de l'administration Aristide. [….] Alors, elle a en quelque sorte créé l'environnement dans lequel l'insurrection a pu croître, et prendre racine. Et maintenant, l’administration essaie de la gérer, je pense[ii]. »
On aurait tort de penser que le sénateur Kerry est un naïf qui croie qu’Aristide était un ange. Il le dit en clair : « Aristide n’était pas un pique-nique et a fait beaucoup de mauvaises choses[iii]. » Toutefois, le Sénateur Kerry a enfoncé le clou deux semaines après la chute du président Aristide en déclarant que s’il était président, il aurait envoyé des troupes américaines pour défendre le président Aristide contre l’invasion armée de Guy Philippe en provenance de la République Dominicaine. Le Sénateur Kerry dénonce la duplicité de l’administration Bush qui encourage Aristide officiellement tout en le déstabilisant en sous-main. La position de principe de Kerry est d’autant plus intéressante qu’il déclare en même n’être pas « un fanatique d’Aristide ».
Kerry adopte un point de vue similaire à celui exprimé en 1991 par Robert Malval, premier ministre du gouvernement d’Aristide, qui écrivait : « Après 7 mois de dérive du pouvoir, l’élan était brisé. Le chant du coq était presqu’un chant du cygne. Soudain pour renouer ce fil cassé et pour ranimer les ardeurs, le Président changea de registre. Il annonça à ses auditeurs qu’un coup d’État était en gestation, et avec des mots dont lui seul avait le secret, il vanta les charmes et mérites du pneu, l’instrument du supplice dont il glorifia la couleur, la forme et l’odeur de brûlé, tout en scandant à plusieurs reprises Ba yo sa yo merite[iv]. » L’histoire semble se répéter aujourd’hui. Après trois ans de pouvoir, Martelly a fait la preuve de son incapacité de diriger le pays. Il a perdu la popularité que lui avait conférée son statut d’amuseur public. Et c’est le même John Kerry qui revient au pays cette fois dans la peau d’un Secrétaire d’État. Le président Martelly panique et craint que devant la gravité de la crise le Secrétaire d’État Kerry n’adopte la chirurgie radicale qui s’impose, loin de la solution légaliste qu’il revendiquait en 2004.
Qu’on se rappelle que c’est bien John Kerry qui a dirigé les travaux de la commission du Congrès américain sur les activités des trafiquants de drogue en Haïti. Le rapport Kerry de 1989 avait permis de faire la lumière sur la bande à Jean-Claude Paul, commandant des Casernes Dessalines, de Michel François, chef de la police et des clans colombiens dirigés par le cubano-américain Osvaldo Quintana solidement implantés dans l’armée et les services de sécurité haïtiens connus sous le nom de Service d’Intelligence Militaire (SIM)[v]. Au fait, les narcotrafiquants sous la direction du colonel Michel François ont renversé le gouvernement d’Aristide le 30 septembre 1991[vi]. Un autre dirigeant du cartel de Medellin, James Toboada, a officiellement déclaré avoir rencontré dans cette ville le commandant de la police Michel François en 1984.
Selon ses dires, pour l’année 1994, le cartel de Medellin avait livré 70 000 tonnes de cocaïne en Haïti[vii]. C’est donc en pleine conscience de la puissance des trafiquants de drogue colombiens en Haïti que le sénateur Kerry écrivit dans la page voisine de celle de l’éditorial du New York Times du 16 mai 1994 : « Le peuple d'Haïti ne peut pas restaurer la démocratie - ne peut pas renverser un régime militaire armé et engagé dans le trafic de drogue - par lui-même. Il a besoin de notre aide»[viii].
Mais plus important encore, le rapport John Kerry de 1989 a levé le voile sur les activités des trafiquants de drogue liés à la CIA. En effet, suite à l’interdiction par le Congrès américain de financer les activités terroristes des Contras au Nicaragua, ces derniers ont pu trouver de l’argent en échangeant de la drogue contre des armes. La cocaïne était vendue sous forme de crack dans les quartiers pauvres des Noirs en Californie et l’argent tiré de ses ventes servait à acheter les armes qui étaient livrés dans de petits avions aux Contras au Nicaragua. C’est ce que le journaliste américain Garry Webb devait révéler au cours d’une enquête qui lui fit découvrir que l’agent travaillant pour la DEA (l'Agence américaine de lutte contre le trafic de drogue) était aussi un agent de la CIA[ix]. Les révélations de ce journaliste vont lui coûter la vie en 2004. Il vient d’être ressuscité en octobre 2014 avec le film « Kill the Messenger » (Mort au messager), tiré de l’ouvrage du même nom de l’écrivain Nick Schou publié en 2006.
Confusion dans les esprits
La religion et l’idéologie ont servi de justification aux alliances catastrophiques révélées par Gary Webb. En Haïti, nous faisons face à d’apparents paradoxes qui, à moins d’être pensés, ne peuvent que conduire à des manipulations et des dérives. Ce qui nous amène à faire le constat du désastre de la pensée dans notre milieu. Constat indéniable d’un chaos. En effet, le baromètre de l’internet et des réseaux sociaux permet de mesurer le degré d’ignorance de nos frères et sœurs. En donnant la parole dans l’anonymat aux uns et aux autres, l’internet oblige les démocrates à prendre conscience de l’obscurantisme ambiant pour aider à expliquer pourquoi Haïti s’enfonce chaque jour dans la fange avec les « bandits légaux ». On constate la pensée magique dans ses plus hideux atours. 2 et 2 font 4 mais attendez-vous à ce que la même personne qui vient de faire cet énoncé ajoute plus loin que 22 et 22 font 33 ou 55. L’absurdité est assumée et devient même une stratégie. C’est comme ça au pays du Bondye bon. Avec une production idéologique maléfique dont le réservoir semble inépuisable.
Les tares que nous charrions en tant que peuple n’ont pas échappé à l’autocritique. Il y a plus d’un siècle, en 1905, un Fernand Hibbert dans son roman Séna fait dire à un de ses personnages : « je t’ai trouvé beau et courageux de ne pas rougir de ton pays qui est plutôt un pays ridicule[x]. » La critique de nos bévues et de notre étrangeté conduit un autre personnage à dire : « tout ce qu’on pouvait humainement faire pour empêcher le développement normal de ce pays, on l’a fait[xi]».
Dans un autre roman Les Thazar, Fernand Hibbert parle de l’existence d’une situation de « perturbation du sens du jugement »[xii]. Nous ne parlons pas de la moitié de notre pays complètement analphabète, mais de cette autre partie que Justin Lhérisson présente dans La famille Pitite-Caille avec des tares qui se reproduisent systématiquement à chaque nouvelle génération. La culture archaïque haïtienne n’a pas échappé à la critique des Haïtiens éclairés qui ont refusé de se mettre au service du pouvoir maléfique qui terrasse ce pays depuis deux siècles. La classe politique de pouvoir d’État dirigeant ce pays ne cesse de recourir à des charlatans pour connaître l’avenir et savoir comment se positionner sur l’échiquier.
Ces charlatans ont fait des Haïtiens un peuple de « débris humains », de délabrés, de zombies « jetés là comme les épaves sordides d’un naufrage » pour employer cette expression d’Antoine Innocent dans Mimola[xiii]. Sur ce monde d’idioties entretenues, des génies fleurissent de temps en temps. Hier, en plein Procès de la Consolidation, c’étaient Fernand Hibbert, Justin Lhérisson, Antoine Innocent. Aujourd’hui, dans l’œil du cyclone des manifestations, ce sont Dany Laferrière, Yanick Lahens, Michaëlle Jean. Mais les miracles de nos thaumaturges ne peuvent pas endiguer, ni même dissimuler, le flot de la bêtise dominante des faux monnayeurs. (à suivre)
Leslie Pean
Economiste - Historien
[i]Gouvernement du Québec, La grève, le lock-out, le piquetage et le maintien des services essentiels, 2014.
[ii] «I think the administration has missed a lot of opportunities, in fact has exacerbated the situation over the last few years with its cutoff of humanitarian assistance and its attitude towards the Aristide administration.» [….] « So they sort of created the environment within which the insurgency could grow, take root. And now they're trying to manage it, I think.», David M. Halbfinder, « The 2004 Campaign: the Massachusetts senator; Kerry Maintains the Administration Is Partly to Blame for the Unrest in Haiti”, New York Times, February 25, 2004
[iii] Robert Nowak, « Aristide’s allies », CNN.com, March 11, 2004.
[iv] Robert Malval, L’année de toutes les duperies, Editions Regain, Imprimerie Le Natal, 1996, p. 63.
[v] John Kerry, Drug, Law Enforcement and Foreign Policy, US Congress, Washington, D.C., 1989, p. 70. Lire aussi Stephen Engelberg, Howard W. French and Tim Weiner, « C.I.A. Formed Haitian Unit Later Tied to Narcotics Trade », New York Times, November 14, 1993.
[vi] Daurius Figueira, Cocaine Trafficking in the Caribbean, op. cit., p. 143.
[vii] Tim Weiner, « Colombian Drug Trafficker Implicates Haitian Police Chief », New York Times, April 22, 1994
[viii] « The people of Haiti cannot restore democracy — cannot overthrow a drug-running, gun-wielding military regime — by themselves. They need our help. », John Kerry, « Make Haiti’s Thugs Tremble », New York Times, May 16, 1994.
[ix] Gary Webb, Dark Alliance: The CIA, the Contras, and the Crack Cocaine Explosion, Seven Stories Press, 1998. Lire aussi Peter Dale Scott & Jonathan Marshall (1991), Cocaine Politics: Drugs, Armies, and the CIA in Central America, University of California Press.
[x] Fernand Hibbert, Séna (1905), P-au-P, Éditions Fardin, 1974, p. 204.
[xi] Ibid, p. 194.
[xii] Fernand Hibbert, Les Thazar (1907), Editions Fardin, 1975, p. 25
[xiii] Antoine Innocent, Mimola (1906), P-au-P, Éditions Fardin, 1981, p. 99.
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