Culture & Société
L’occupation américaine et les Volontaires de la Servitude Nihiliste (VSN) [2 de 7]
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- Publié le mercredi 7 janvier 2015 00:38
« La généralisation de la médiocrité a créé un courant nihiliste dans la classe politique qui revendique Tèt Kale l’absence de toute valeur, le triomphe du rien et des vauriens. »
(p.2, quatrième partie du présent article)
par Leslie Péan, 2 janvier 2015 --- Je voudrais souligner d’entrée de jeu que l’occupation américaine, ses causes et ses conséquences, est un sujet trop souvent négligé dans l’analyse de nos malheurs. Au moment où tout indique que le pays s’achemine vers un durcissement de la énième occupation en un siècle, il importe de procéder sans complaisance à un état des lieux aussi complet que possible.
Les gabegies de nos aïeux et de nos pères qui ont saccagé ce pays, sabres en l’air et toutes dents dehors, sont généralement admises comme la cause fondamentale de notre déchéance sanguinolente. De son exil à Saint Thomas en 1911, Anténor Firmin se devait d’écrire : « Homme, je puis disparaître, sans voir poindre à l'horizon national l'aurore d'un jour meilleur. Cependant, même après ma mort, il faudra de deux choses l'une: ou Haïti passe sous une domination étrangère, ou elle adopte résolument les principes au nom desquels j'ai toujours lutté et combattu. Car, au XXe siècle, et dans l'hémisphère occidental, aucun peuple ne peut vivre indéfiniment sous la tyrannie, dans l'injustice, l'ignorance et la misère[i]. »
L’ordre de la dette
La mauvaise gestion financière de l’État consacrée dans la contrebande et la fiscalité exploiteuse de la paysannerie s’est démultipliée avec la dette de l’indépendance qui a drainé vers l’extérieur, à partir de 1825, une partie significative des ressources nationales. Le système d’endettement mis en place a donné naissance aux emprunts extérieurs de 1825, 1875, 1896 et 1910 qui on eu des effets dévastateurs sur le plan intérieur en poussant les taux d’intérêt à des niveaux scandaleux. Sur ce sujet, une ignorance sans limites a été soutenue et maintenue. Comme l’a écrit en 1935 Constantin Mayard, alors envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire d’Haïti à Paris : À la conclusion de la paix avec son ancienne métropole, le pays dut s’engager à payer aux colons émigrés une indemnité énorme, évaluée sur la base de son opulence passée et, partant, en disproportion avec ses forces actives. C’est là le boulet qu’a trainé Haïti et qui a entravé sa marche en avant durant tout le cours de son histoire. Pour effecteur les premiers versements de cette dette si lourde, les Haïtiens durent recourir à une série d’opérations de crédit en France, suivant des taux et des conditions effroyables d’ailleurs, et dont le service des annuités régulièrement fait draina d’année en année toute l’épargne nationale au dehors[ii]. »
Cet ordre ancien de la double dette s’installe en se donnant un pouvoir éternel. Tous les emprunts extérieurs contractés depuis l’emprunt de 30 millions de 1825 pour payer le premier versement de la dette de l’indépendance de 150 millions de francs sont garantis par de nouvelles taxes sur le café, donc sur les paysans. Ces emprunts extérieurs sont la source d’une corruption sans précédent. Par exemple, de l’emprunt de 1910 qui était de 65 millions de francs, l’État haïtien ne reçut que 40 millions de francs. La différence de 25 millions de francs a été répartie en commissions et pots-de-vin entre de nombreux intermédiaires français et haïtiens. Les autres emprunts connaissent le même sort.
Des commerçants allemands prêtaient au gouvernement de l’argent à des taux d’intérêt élevés. Ces pratiques financières insensées sont des embryons qui se développent avec les opérations de gangstérisme montées à partir du taux d’émission[iii] des emprunts intérieurs. En effet, « la gabegie financière conduit l’État haïtien à contracter des emprunts intérieurs, tels que ceux de 674 000 dollars américains en 1911 au taux d’émission de 81 %, de 609 000 dollars en 1913 au taux d’émission de 78.8 %, de 712 000 dollars en 1914 au taux d’émission de 60 %, et de 525 000 dollars au taux d’émission de 56 %.[iv] » Et c’est avec un mélange d’étonnement et d’impuissance que le peule haïtien assiste aux opérations scabreuses de Roger Farnham, président de la National City Bank de New-York, de la Banque Nationale de la République d’Haïti, et du chemin de fer haïtien. Au fait Roger Farnham dicte la politique du Département d’État américain en ce qui concerne Haïti[v].
La spirale infernale du sous-développement chronique
Au fait, la National City Bank de New-York est venue consolider les positions américaines dans l’économie haïtienne. Les Américains contrôlaient déjà le wharf de Port-au-Prince, le chemin de fer national, la compagnie électrique, la compagnie de chemins de fer de la plaine du Cul de sac, etc. Avec l’acquisition par les Américains de 40% du capital de la Banque Nationale de la République d’Haïti, les financiers américains contrôlent l’État haïtien. Comme le souligne l’économiste Alain Turnier, « la banque se révèle un « véritable cheval de Troie dont le ventre abritait des engins redoutables : le privilège exclusif de financement budgétaire dans un pays souvent livré à l’anarchie souvent ruineuse des révolutions ; l’institution devint en peu de temps l’instrument efficace de la volonté américaine de domination et de conquête[vi] … »
L’économiste écossais David Hume disait: « Il faut, en effet, ou que la nation détruise le crédit public, ou que le crédit public détruise la nation[vii].» Dans le cas d’Haïti, le crédit public a détruit la nation. En effet, la progression exponentielle de la dette publique commencée avec la dette de l’indépendance de 1825 est à la racine des malheurs du pays. Haïti est devenue un pays surendetté et mal géré avec des créanciers étrangers, en grande partie des commerçants, qui dictent à l’État ses moindres décisions. Le gouvernement haïtien était en banqueroute et ne pouvait même pas payer ses employés. Avec la spirale infernale des taux d’intérêt faramineux et des déficits budgétaires continuels, les gouvernements haïtiens ont été contraints de contracter emprunts sur emprunts. Ainsi s’expliquent les créances nouvelles de 1875, 1896 et 1910.
Les rentiers de la dette publique intérieure et extérieure se frottent les mains. Les banquiers américains serrent la corde au cou du gouvernement haïtien qui menace de sévir contre la Banque Nationale de la République d’Haïti contrôlée par les Américains. Louis Borno, ministre des Relations Extérieures du président Davilmar Théodore dit en clair : « Comme Haïti ne peut accepter de périr par la mauvaise foi et la cruauté de quelques banquiers, le gouvernement est obligé de prendre toutes les justes mesures nécessaires en pareil cas de force majeure, mesures employées dans les autres pays civilisés, moratorium, papier-monnaie et autres[viii]. » Ces pratiques avaient déjà donné lieu à la corruption massive qu’on trouve à l’origine du procès de la Consolidation dont une nouvelle édition s’impose en ce début de 2015.
Les Américains réagissent avec l’affaire du Machias. En effet, sans le moindre frisson d’angoisse, Roger Farnham fait débarquer les marines américains du Machias le 17 décembre 1914 pour s’approprier le stock d’or représentant 500 000 dollars qui était dans les chambres fortes de la Banque nationale d’Haïti. Le pays n’a alors aucun levier pour se prémunir contre l’effondrement de son économie provoqué par des causes externes (la guerre de 1914-1918) et des causes internes (instabilité politique avec cinq chefs d’État en quatre ans). Entretemps, les banquiers continuent de trainer les pieds pour émettre les billets de banque et faire des avances financières au gouvernement haïtien. Le président Davilmar Théodore essaie de s’en sortir en émettant le 22 janvier 1915 les fameux billets qui seront connus sous le nom de « Bons Da ». Ridiculisés par la population, les « Bons Da » s’échangeaient au taux de 50 gourdes pour un dollar. « Cette appellation renvoyait affectueusement aux deux premières lettres du nom du président Da mais aussi aux « fesses ». Un jeu de mots pour dire que c’était du papier bon pour s’essuyer les fesses ! [ix]»
L’effet domino
Le 5 février 1915, soit deux jours après la cessation du contrat pour le service de la trésorerie avec la Banque, le président Théodore demande à Louis Borno, ministre des Relations Extérieures de lui obtenir cinq mille dollars « quelles que soient les conditions » même à 50% immédiatement[x]. Le gouvernement américain profite de cette situation pour renouveler sa demande que la gestion des finances haïtiennes lui soit confiée. Cinq ministres de finances se succèdent entre le 7 novembre 1914 et le 4 mars 1915. Les gouvernements impérialistes de l’Allemagne, de la France et des États-Unis utilisent systématiquement les pratiques interventionnistes pour défendre les intérêts des milieux d’affaires de leurs ressortissants.
En Haïti, « la politique de l’intolérance internationale se confond avec celle de la canonnière. Les Allemands débarqueront leurs marines du croiseur Bremen en Haïti en 1911 et du croiseur Karlsruhe en 1914, les Français débarqueront leurs soldats en 1915 du bateau de guerre le Descartes … »[xi]. Le 19 juin 1915, cinquante marins français débarquent du croiseur français Le Descartes et rentrent au Cap-Haïtien pour défendre les asilés au consulat français et chasser les Cacos du général Rosalvo Bobo de la ville[xii]. Quelques jours plu tard, soit le 1er juillet 1915. Immédiatement, les Américains arrivent au Cap-Haitien avec le croiseur Washington ayant à son bord 700 marines et 200 soldats d’infanterie de marine. C’est la deuxième visite du Washington au Cap-Haitien en six mois puisque l’amiral Caperton y était le 23 janvier 1915.
Entre le 3 et le 9 juillet 1915, l’intervention américaine dirigée par l’amiral Caperton[xiii] assisté des capitaines Beach et George Van Orden a pour objectif de ralentir sinon de mettre fin au cycle des « révolutions » des chefs Cacos. Les officiers américains contactent les Cacos de Rosalvo Bobo cantonnés à la Petite-Anse, à quelques kilomètres du Cap-Haïtien, et leur interdisent de rentrer dans la ville. Blancs allemands, Blancs français, Blancs américains débarquent, bref les Blancs débarquent pour parler comme l’historien Roger Gaillard. C’est l’effet domino. Les dommages réels ou imaginaires subis par les étrangers au cours des nombreuses insurrections servaient de prétextes à ces débarquements de Blancs pour faire payer les réclamations. Entre 1899 et 1916, les indemnités réclamées sont au nombre de 73 629 pour un montant proche de 40 millions de dollars américains[xiv]. La strangulation de l’État haïtien par la finance internationale est complète. C’est la débâcle. (à suivre)
Economiste - Historien
[i] Anténor Firmin, L’Effort dans le mal, (Porto Rico, 1911), Port-au-Prince, Éditions Panorama, 1962, p. 39.
[ii] Constantin Mayard, Préface à Roger Houzel, La production et le commerce de la République d’Haïti, Paris, Librairie technique et économique,1935, p. X.
[iii] Pour rappel, le taux d’émission correspond à la différence entre la valeur nominale d’un titre et son prix d’émission (obligation dont le prix d’émission est de 95 et qui sera remboursée à 100).
[iv] Leslie Péan, L’État marron 1870-1915, Paris, Maisonneuve et Larose, 2005, p. 343.
[v] James Weldon Johnson, Self-determining Haiti – The American Occupation, The Nation, number 111, August 28, 1920.
[vi] Alain Turnier, Les États-Unis et le marché haïtien, Washington, D.C., 1955, p. 252.
[vii] David Hume, Essai sur le crédit public, dans Mélanges d'économie politique: Essais sur le commerce, le luxe, l'argent, l'intérêt de l'argent, les impôts, le crédit public, etc., Paris, Chez Guillaumin Libraires, 1847, p. 78.
[viii] François Blancpain, Haïti et les États-Unis 1915-1934, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 33.
[ix] Leslie Péan, « Monnaie, économie et pouvoir en Haïti (troisième de quatre parties) », Alterpresse, 14 avril 2013
[x] François Blancpain, Haïti et les États-Unis 1915-1934, op. cit., p. 36.
[xi] Leslie Péan, L’État marron 1870-1915, op. cit., p. 329.
[xii] Hans Schmidt, The United States Occupation of Haiti, 1915-1934, New-Brunswick, Rutgers University Press, 1971, p. 58.
[xiii] Roger Gaillard, Les cent jours de Rosalvo Bobo, Port-au-Prince, Presses nationales, 1973, p. 34.
[xiv] Brenda Gayle Plummer, Haiti and the Great Powers, 1902-1915, Baton Rouge, Louisiana State University, 1988, p. 53.
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