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Culture & Société

L’occupation américaine et les Volontaires de la Servitude Nihiliste (VSN) [1 de 7]

occupation americaine 1915

« La généralisation de la médiocrité a créé un courant nihiliste dans la classe politique qui revendique Tèt Kale l’absence de toute valeur, le triomphe du rien et des vauriens. Â»

(p.2, quatrième partie du présent article)

par Leslie Péan, 2 janvier 2015  --- Les manifestations de la multitude réclamant aujourd’hui la démission du président de la République sont l’illustration du refus de la situation de servitude à laquelle renvoient constamment les conditions de vie de la population haïtienne. Une situation de restavek qui, vers la fin de l’occupation américaine, a contraint des prétendus nationalistes à assouplir leur position en acceptant la continuité du contrôle financier de Washington. Cette servitude n’a servi à rien et est devenue franchement nihiliste à partir des premières élections frauduleuses organisées sous l’occupation en 1932. Le président Vincent inaugure alors le gouvernement de ce que le professeur Marcel Gilbert nomme « la classe politique de pouvoir d’État Â» qui réduit la politique uniquement à un gâteau à partager.

Les rapports entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif se circonscrivent depuis lors à des négociations permanentes qui ont pour objectif de donner à manger et à boire aux députés et sénateurs afin qu’ils votent au Parlement dans le sens voulu, au mépris des grandes questions nationales. Hormis de notables exceptions, l’arithmétique de la servitude politique se résume en un partage de postes au sein de l’administration publique. Fraîchement arrivés sur le terrain politique, les volontaires issus de certaines fractions des classes moyennes sont nombreux pour défendre leurs intérêts individuels qui sont dominants et exclusifs. Le pays navigue à vue pendant que ses enfants ne recherchent que des avantages personnels. Quant au pouvoir judiciaire, « le cas d’espèce en matière de corruption judiciaire demeure l’élimination Joseph Jolibois fils, Président de la Chambre des Députés, de 1930 à 1932[i]. Â»

Compte tenu du faible niveau des ressources disponibles, l’État doit rétribuer les nouveaux venus de ces fractions des classes moyennes en pénalisant les traditionnels privilégiés. D’autant plus que ces nouveaux venus sont exigeants et demandent d’être bien rémunérés tout de suite. Comme c’est le cas aujourd’hui avec des postes de directeur de la douane à Saint-Marc ou de consul à Barahona ou à Miami dans une ambiance où la politique est réduite à un jeu de chaises musicales où le pouvoir et l’argent sont les seules motivations. Il importe d’ajouter les constantes actualisations de privilèges nécessaires pour fidéliser les parlementaires. Ce à quoi pensait le sénateur Émile Saint Lot en disant « je suis en politique pour faire de l’argent[ii]. Â» Ces constantes demandes expliquent, entre autres, qu’au cours des quatre dernières années le nombre de ministres soit passé de 18 à 24 et qu’au budget de l’année 2014-2015, les dépenses pour les employés publics affichent une progression de 70% par rapport à l’année 2010-2011.

La moulinette du modèle appliqué par le gouvernement des Tèt Kale donne des résultats cinglants. En dépit de la diminution de l’aide internationale, les actionnaires temporaires de l’État insistent pour augmenter leurs privilèges. Pour garder leur grosse part du gâteau. Pendant qu’Haïti joue perdant, les bandits légaux regagnent le terrain perdu depuis la fuite des Duvalier en 1986. On comprend pourquoi le budget de la Primature a presque triplé passant de 592 millions de gourdes à 1 milliard 480 millions de gourdes de 2010-2011 à 2014-2015, tandis que celui de la Présidence a doublé passant de 729 millions de gourde à 1 milliard trois cent millions de gourdes pour la même période[iii]. Tant que ce syndrome, fruit d’un calcul politique à court terme, n’est pas détruit à la racine, aucun calcul économique à moyen terme n’est possible. Et aucune stabilité ne peut être trouvée de cette manière. D’où le cauchemar duvaliériste mis en œuvre par le président Préval avec le coup d’accélérateur du retour de Jean-Claude Duvalier en Haïti dans la plus grande impunité. L’incitation à récidiver étant ainsi consacrée, cette politique prendra des proportions scandaleuses avec le régime des Tèt Kale.

 Le scénario catastrophe

 Notre démarche s’inscrit dans la logique d’identification de la genèse du fléau explosif, de ce cancer qui ronge la classe politique haïtienne et qui bloque tout renouveau. La maladie s’est manifestée dès le début de l’occupation américaine. Elle se reproduit au ralenti (avec parfois une période de latence) un siècle plus tard avec l’arrivée massive sur la scène politique d’une génération qui ne sait même pas comment elle a été contaminée. L’écriture de ce scénario catastrophe commencée sous le président Sténio Vincent mérite d’être connue. C’est le seul moyen de le déprogrammer. Dans tous les cas, le système créé par cette maladie n’est pas rentable. Il ne peut dégager aucun bénéfice pour la nation, même après cent ans. La moindre analyse financière des comptes publics valide cette perspective. On est passé d’un État doté d’un budget de trois millions quatre cent mille dollars en 1916-1917 à un budget de 2 milliards et six cents millions de dollars en 2014-2015. Aucun wanga, aucun marc de café ne peut prétendre donner une solution aux problèmes que crée la conception de l’État comme mangeoire collective.

La redéfinition de la convivialité entre d’une part l’État et le citoyen et d’autre part entre les citoyens eux-mêmes est absolument nécessaire. En effet, sans un changement dans les valeurs, visions et perceptions, on ne peut aboutir qu’au rétrécissement du savoir et à la prolifération de la crétinisation et de la pacotille. Mais pour redessiner la carte du vivre-ensemble, nous devons d’abord comprendre pourquoi Haïti a échoué. Sans cette compréhension, aucune cure de refondation n’est possible. En ce sens, le combat de David contre Goliath ne se situe pas uniquement sur le plan international. Il se situe au cœur de nous-mêmes, dans les contradictions qui ont conduit à l’assassinat de Dessalines en 1806. Mais aussi et surtout dans celles qui conduiront à l’assassinat de Joseph Jolibois fils, le plus grand leader nationaliste dans la lutte pour la libération d’Haïti. Après 18 arrestations sous l’occupation américaine, Joseph Jolibois fils a été arrêté le 24 août 1934 par les sbires de Vincent et est mort assassiné dans son cachot le 12 mai 1936. La presse n’a même pas osé parler de ses funérailles[iv].

La sortie pour Haïti de ces cent ans de gouvernance d’occupation ne peut se faire en cédant aux vieux démons de la stratégie d’amélioration du mal, mais par une rupture avec le nivellement de la sujétion. En déplaçant le combat sur le front de la rupture, il importe de faire l’analyse des échecs en commençant, la tête froide, par nous regarder dans le miroir. Dans cette optique, Simone Goyard-Fabre fait une observation de taille à la fin de l‘introduction de 122 pages du Discours de la servitude volontaire écrit en 1548 par Étienne de La Boétie. Elle écrit : Â« La Boétie est cet "esprit libre" qui, l’un des premiers, a osé déclarer qu’il est grand temps de lever l’hypothèque par laquelle la tradition théologico-métaphysique et la féodalité médiévale — qui sont l’index de ce que l’on appellera bien plus tard les "totalitarismes" — avaient condamné les peuples non pas même à l’immobilisme, mais à une servitude nihiliste[v].» Je me suis inspiré de ce texte pour aborder la question de l’occupation américaine et des conséquences qu’elle a eues sur notre peuple en nous transformant en ce que je nomme les Volontaires de la Servitude Nihiliste, des VSN, par analogie avec les Volontaires de la Sécurité Nationale de François et de Jean-Claude Duvalier. (à suivre)

Leslie Pean
Economiste - Historien

[i] Leslie Péan, Haïti Économie politique de la corruption, Tome IV, L’ensauvagement macoute 1957-1990, Paris, Maisonneuve et Larose, 2007, p. 657.

[ii] Lire "L’œil de Bellevue", les commentaires d’un Bellevuesard sur le texte de Leslie Péan, « Le mulâtrisme : la culture du silence Â» in Haïti Observateur, New York, 25 Octobre-1er novembre 1985.

[iii] Jean-Marie Similien, « Budget 2014-2015, l’État reste caché Â», Le Nouvelliste, 8 août 2014.

[iv] Joseph Jolibois Fils, La doctrine de Monroe et autres textes, C3Éditions, 2014.