Tout Haiti

Le Trait d'Union Entre Les Haitiens

Culture & Société

Un bouquet de réminiscences d’Eddy Cavé (Autour des 90 ans de l’hôpital Saint-Antoine de Jérémie)

couverture-eddy-cavéPar Leslie Péan, 5 novembre 2013 ---   Par ces temps d’un choléra particulièrement fort dans la Grand’Anse où près d’une centaine de nouveaux cas ont été recensés entre le 11 et 17 octobre 2013, la commémoration de l’anniversaire d’un hôpital ne peut être que bienvenue. Avec Autour des 90 ans de l’hôpital Saint-Antoine de Jérémie, Eddy Cavé soumet à la réflexion un bouquet de réminiscences. Une initiative pour le moins sympathique. Un tableau humaniste. Un appel à la conscience collective.

Le pinceau de l’auteur combine la transparence à la solidité pour sourire et faire sourire. Par-delà cette actualité politique combien déprimante qui maintient Haïti à la première place au hit parade des malheurs. En apportant sa touche à la réhabilitation de l’Hôpital Saint-Antoine, Eddy Cavé profite pour discuter de l’histoire de cet établissement sanitaire et passer en revue l’histoire des soins de santé en Haïti. Témoignages, examens, jugements et photographies d’époque se succèdent pour saluer une institution qui fête son 90e anniversaire, en dépit des difficultés inhérentes à son statut d’organisme public d’un État en faillite.

La sortie de ce livre est une bonne occasion de marquer une continuité dans l’adversité, tout en recherchant une nouvelle rationalité pour le fonctionnement de l’hôpital. Avec d’autres mobiles et intentions. Dans un pays extrêmement centralisé où l’administration d’un hôpital de province dépend des autorités centrales, c’est vraiment la quadrature du cercle que d’essayer d’échapper à la perpétuation de l’échec. Une pathologie bien haïtienne. Une norme accompagnée de doses qui se renforcent au fil des ans. Comme pour un stupéfiant. Surtout avec des chefs d’État comme Préval et Martelly qui, au moindre problème de santé, se rendent à Cuba ou aux États-Unis.

On ne s’étonnera donc pas que ces deux présidents soient aujourd’hui comme larrons en foire dans les remous provoqués notamment par les persécutions politiques contre l’avocat André Michel. Devant la ténacité des protestations exigeant la démission du président Martelly, son ex-adversaire Préval devenu médecin lui prescrit la potion magique : dépenser 100 millions de gourdes par semaine pour acheter le calme. Peine perdue. En médecine comme en politique, aucune guérison n’est possible sans un diagnostic précis. Et une foi inébranlable, à la Malcolm Gladwell[1], que le soleil finira par se lever.

Dans le domaine médical justement, Eddy Cavé oriente son axe d’analyse, loin de l’amateurisme et de la perte de repères des san manman, vers le dévouement de toutes les personnes qui ont contribué à maintenir en vie l’Hôpital Saint-Antoine de Jérémie depuis sa naissance en 1923. En ce lieu sacré où se joue la vie de la population, Eddy Cavé donne à voir la contribution des gens qui ont fait leur carrière à l’hôpital, des médecins et techniciens, des professionnels et des bénévoles, des directeurs qui se sont succédés, des relais pris par les uns et les autres. Il nous fait voir aussi les Cubains qui suppléent au manque de personnel qualifié et exercent leurs talents pour sauver des vies humaines. En effet, avec la philosophie du service à donner, en une année la brigade médicale cubaine a traité en moyenne plus de 20 000 patients,  fait 300 accouchements et plus de mille opérations dans les domaines orthopédique, obstétrique et gynécologique.

 Tonton macoute ou ce qui en tient lieu aujourd’hui ap fè chou e rav

 La mission de tout hôpital est d’apporter des soins aux patients et de répondre à leurs besoins physiques. Mais cette mission publique ne peut être accomplie avec efficacité dans un État insolvable et dénué de toute conscience.  En fait, l’État  est lui-même un vaste hôpital qui, outre sa responsabilité première de dispenser les soins de santé, doit satisfaire aux besoins physiques, mentaux et spirituels. Bref améliorer le bien-être de la population en général. Tâche élémentaire normalement, et dans tout pays qui se respecte. Malheureusement notre État n’arrive pas à s’acquitter de cette responsabilité. Surtout aujourd’hui dans le décor d’aliénation d’une politique du spectacle qui recourt à tous les expédients pour masquer sa médiocrité. 

Eddy Cavé a voulu exprimer son appréciation pour le personnel et tous ceux qui ont permis à l’Hôpital Saint-Antoine de célébrer ses 90 ans.  C’est aussi sa façon d’encourager les Jérémiens à continuer le travail de soutien à cette institution.  Mais surtout et enfin, c’est un signe de reconnaissance. Surtout dans un milieu où des phrases sibyllines du genre  « la reconnaissance est une lâcheté Â» sont répétées à la radio par les sbires de l’agitation et de la propagande du régime sanguinaire tonton-macoute qui a fait tant de torts non seulement à la Grand’Anse mais au pays tout entier.

Eddy Cavé montre comment « la politisation des moindres aspects de l’administration publique qui a accompagné la présidence à vie au milieu des années 1960 a tué la motivation du personnel et introduit un certain laxisme à la fois dans les hôpitaux et dans les services d’hygiène publique [i].» On se rappelle comment le tonton-macoute, ou ce qui en tient lieu aujourd’hui, ap fè chou e rav. La ruine du pays haïtien a commencé à cette époque. En particulier avec l’intériorisation du discours duvaliériste qui nous a été infligé. Comme l’explique Laënnec Hurbon, « la nature totalitaire du régime des Duvalier parvient à provoquer un état de persécution politique collective, puisque tout Haïtien est sommé tôt ou tard de s’avouer duvaliériste pour disposer du droit de vivre sur le sol d’Haïti [ii] .»

En effet, le tonton-macoute exerçait pressions, menaces et bousculades quand il amenait un parent ou ami à l’hôpital. Avec son arme à la ceinture, il était facile d’identifier son origine. Une fois le tonton macoute arrivé à l’hôpital, peu lui importait que le médecin soit en train d’examiner ou d’opérer un malade. Il entrait comme dans un moulin, au besoin bousculait et giflait les infirmières qui osaient s’interposer. Il pénétrait de force et obligeait le médecin à s’occuper de son malade qui n’avait souvent aucun besoin urgent. Au nom de quel droit, on ne sait. Il estimait mériter, à l’hôpital comme partout ailleurs, plus d’égards que les autres. Et lorsque le médecin ou les infirmières n’obtempéraient pas ou essayaient de le raisonner, il dégainait pour appuyer ses prétentions.

 Un appel à la conscience collective

 L’ouvrage d’Eddy Cavé est à la confluence de multiples actions de mobilisation visant à repenser l’hôpital Saint-Antoine de Jérémie. Il participe d’une nécessaire Å“uvre collective. D’autres efforts ont été déployés dans le même sens, dont ceux du Centre Hospitalier Universitaire de Nantes (France), de l’Association des Maires de Grand’Anse (AMAGA), et de la Ville de Nantes pour renforcer les capacités et les compétences de l’hôpital de Jérémie. Les appels louables pour arrêter l’agonie de l’hôpital Saint-Antoine de Jérémie ont été accomplis grâce aux efforts de Jean-Claude Fignolé, alors président de l’AMAGA.

Le plaidoyer a été entendu en novembre 2011 par Jean-Marc Ayrault, député-maire de Nantes, président du groupe socialiste à l'Assemblée nationale et Conseiller spécial du président François Hollande, qui a été nommé premier ministre de France le 16 mai 2012. Une assistance financière d’un montant de 561 608 euros (700 000 $) pour une période de 36 mois (2012-2013-2014) a été dégagée afin d’améliorer l’état sanitaire et de renforcer les moyens d’action de l’Hôpital. D’autres collectes de fonds ont été également organisées en août 2012 avec une grande ferveur par des Jérémiens de diverses villes des États-Unis et du Canada.

Les choses allaient bon train, quand, par une de ces incroyables inepties de la politique haïtienne, la commission communale des Abricots que présidait Jean-Claude Fignolé a été brutalement dissoute et remplacée par une de ces inquiétantes inventions du gouvernement Lamothe-Martelly, les « Agents exécutifs intérimaires Â». Fort heureusement, cette intervention malencontreuse effectuée par le gouvernement en violation des articles 63 et 66 de la Constitution consacrant l’élection et l’autonomie des collectivités locales, n’a pas mis fin au processus de mise à niveau de l’Hôpital. Elle l’a toutefois considérablement perturbé et suscité de graves préoccupations.

Avec la générosité agissante de la diaspora, le concours des organisations étrangères, la nouvelle administration de l’Hôpital Saint-Antoine a commencé à ajouter de nouveaux chapitres à l’histoire de l’institution. Mais à défaut d’une réflexion d’ensemble, des compléments sont nécessaires. Nous savons bien que le succès d’un centre hospitalier dépend du niveau de développement général de la région qu’il dessert, de l’adéquation des ressources par rapport aux besoins, de la qualité des rapports entre la population et les pouvoirs publics et enfin de l’efficacité des institutions sociales. On n’oubliera pas qu’avant même le tremblement de terre de 2010, 243 des 565 sections communales, soit 43% de l’ensemble, n’avaient aucun organisme de soins de santé. Dans la mesure où l’optimisme exprimé par Eddy Cavé reflète la conviction de la population jérémienne et grand’anselaise, l’initiative locale demeure une condition fondamentale de toute opération de redressement. La conscience existe encore ainsi que les ambitions civiques.

 La réflexion collective amorcée en prévision du centenaire de l’hôpital Saint-Antoine en 2023 nécessite des chiffres non seulement pour l’ensemble de l’établissement mais aussi pour les services médicaux et non médicaux. En effet, au-delà des responsables de services et de la direction de l’hôpital qui devront disposer de statistiques fiables pour chacune des années de la prochaine décennie, les partenaires sociaux et internationaux ainsi que les associations de villes d’origine en diaspora auront aussi besoin de ces données vitales pour les commenter et les analyser. Les collectes de fonds seront beaucoup plus faciles à réaliser et plus efficaces si l’on dispose de données précises sur le plan directeur, les budgets, les comptes, les tableaux d’effectifs, l’organisation et le fonctionnement des services de l’établissement. C’est cet appel à la conscience, ce ferment de désir, qui anime l’entreprise d’Eddy Cavé. Une invite très originale.

 Sur le fil du rasoir

 Dans le style qui lui est propre, mélangeant genres, mots, images et personnages, Eddy Cavé donne aux générations d’hier et d’aujourd’hui des éléments pour redécouvrir les divers visages de cette institution sanitaire. Une sorte de chronique insolite dans laquelle l’auteur laisse parler son cÅ“ur. Des apparences qui trompent, car elles posent en creux, avec une espèce de légèreté qui intrigue, la question du politique : celle de la gestion de la Cité. Passionnant. Se pose en effet avec subtilité la question de notre démesure.

Regardons la tendance. De l’hôpital Albert Schweitzer à Deschapelles construit et géré par Larry Mellon sous le gouvernement de Paul Magloire à partir de 1956 à celui de Bienfaisance à Pignon géré par le Dr. Guy Théodore depuis 1980 et enfin à celui  de Mirebalais construit en  2012 et géré par Paul Farmer. Ces trois hôpitaux privés ayant respectivement 131 lits, 65 lits et 320 lits servent respectivement 285 000, 45 000 et 140 000 patients. Il y a en outre dans les autres villes du pays 48 institutions privées disposant de plus de 700 lits, soit l’équivalent du nombre de lits de l’hôpital de l’Université d’État d’Haïti. Une vingtaine de ces institutions ont été affectées à des degrés divers par le tremblement de terre de 2010.

À partir de ce travail de célébration mais surtout de sauvegarde, Autour des 90 ans de l’hôpital Saint-Antoine réclame un débat national sur la question de la gestion d’Haïti.  Pour établir des priorités. Afin de mettre fin à la politique marginale, fantaisiste, superficielle et folklorique de gens qui causent sans même essayer de comprendre et de savoir.  Toute l’inanité et la démagogie de notre classe politique est là, offerte à la réflexion. Dans l’amour qu’il voue à sa ville natale, Eddy Cavé est proche de cette épreuve d’attente de 51 ans, neuf mois et 4 jours du héros de Gabriel Garcia Marquez dans L’amour aux temps du choléra. Pour tomber dans les bras de sa dulcinée. Comme Florentino Ariza, Eddy Cavé s’accroche, luttant contre vents et marées. Avec le sentiment d’avancer sur le fil du rasoir. Persuadé que Jérémie écoutera les appels de son cÅ“ur, car « dans le malheur, l’amour devient plus grand et noble. Â»

Par Leslie Péan


[1]Malcolm Gladwell, David and Goliath: Underdogs, Misfits, and the Art of Battling Giants, Little, Brown and Company, 2013.


[i] Eddy Cavé, Autour des 90 ans de l’hôpital Saint-Antoine de Jérémie, Montréal, Editions Papyruz, 2013, p. 104-105.

[ii] Laënnec Hurbon, Comprendre Haïti – Essai sur l’État, la nation la culture, Paris, Karthala, 1987, p. 38.

A Lire Aussi