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Quand une déclaration devient excuse pour la tyrannie

11-18-2013-manifestation-anti-martelly-cap-haitienRepression policière au Cap-Haitien - Photo Gerard Maxineau

Leslie Péan,  21 novembre 2013 ---  Le chanteur Sweet Micky déguisé en Michel Martelly, président de la République, a donné le 18 novembre un spectacle à ne pas voir : la répression contre les étudiants et les manifestants. Une scène de toutes les perversions avec des policiers gazant des populations au point que deux nourrissons au Cap-Haitien ont dû être transportés d’urgence à l’hôpital pour ne pas mourir asphyxiés.

À Port-au-Prince, les étudiants de la faculté d’ethnologie ont eux aussi subi les foudres du régime dans l’enceinte même de leur établissement. À Pétion-ville, des bandits attaquent les manifestants avec des jets de pierre et des tirs sporadiques. Le malheur Tèt Kale qui s’est abattu sur le pays a transgressé tous les interdits. Tous ceux qui ont porté leurs regards sur la main déchiquetée de ce jeune étudiant victime d’un engin lancé par un policier éprouvent un sentiment de honte et de répulsion. Nous assistons à l’emballement de la machinerie fatale des derniers jours. Phénomène habituel des fins de règne.  

Haïti connaît une grogne qui empire de jour en jour. Les raisons sont multiples : détérioration de la situation dans tous les secteurs productifs de l’économie ; inertie de l’administration ; incompétence démontrée des ministres dans les interpellations des 4 juin et 5 Novembre au Sénat. Les ressources financières sont gaspillées dans des programmes de propagande. Le président pratique un culte éhonté de la personnalité. Ses moindres gestes sont médiatisés à outrance par son entourage. La situation du pays est préoccupante. Avec des foules houleuses qui accaparent l’attention de l’opinion nationale et internationale.

Le tableau idyllique que voudrait présenter le pouvoir Tèt Kale est manifestement faux. Selon un récent rapport du Réseau national de défense des droits Humains (RNDDH), le gouvernement est un ramassis de narcotrafiquants[1], de dégénérés et de dépravés. Les manifestations populaires des Nippes, Jacmel, Petit-Goâve, Cap-Haitien et Port-au-Prince qui se multiplient depuis trois mois indiquent que les bandits au pouvoir doivent partir. L’incendie se propage. La vaillante ville des Cayes apparemment choyée par le régime Tèt Kale depuis le carnaval de 2012 s’est rangée du coté de l’opposition. Elle s’est réveillée comme elle l’a fait en 1842 dans les derniers temps du régime autocratique de Jean-Pierre Boyer quand elle a inscrit à son palmarès le fait de gloire de la création de la Société des Droits de l’Homme et du Citoyen. On se souviendra que le Manifeste de Praslin est parti de là. On se souviendra aussi que c’est à la faveur de ce soulèvement que les patriotes dominicains se détacheront de l’État unitaire et proclameront leur indépendance en 1844.

Les Haïtiens expriment en connaissance de cause un profond besoin de liberté et de démocratie. Bien naïfs sont ceux qui pensent que nous pouvons nous débarrasser, sans accroc, sans difficulté, de 50 années de régime autoritaire et passer allègrement à une société où la majorité sera de plus en plus associée aux décisions nationales. L’expérience démocratique est comme un bébé qui apprend à marcher. Avant de maitriser la station verticale – et c’est une expérience que nous vivons – il tombe souvent et se blesse !

On n’a jamais vu un enfant renoncer à marcher parce qu’il est tombé à plusieurs reprises. Au contraire, on a l’impression qu’il trouve de nouvelles ressources dans chaque chute. D’où l’appel des manifestants du 18 novembre à augmenter leur capacité de frappe le 29 novembre. Les convulsions sociales auxquelles nous assistons actuellement sont les signes les plus patents que notre société subit une importante mutation et que notre démocratie est engagée dans un processus critique de maturation.

En réprimant la parole populaire à la capitale et au Cap-Haïtien, les bandits légaux démontrent clairement qu’ils sont contre la démocratie (le pouvoir du peuple). Or justement un tel pouvoir est le passage obligé pour qui croit sincèrement que le développement est l’affaire de tous. Il ne saurait en effet y avoir de développement, autrement dit de transformations et de créations supérieures des choses, là où n’existe pas cette dialectique de l’expression libre et de l’acte transformateur.

Le pouvoir Tèt Kale a mis en acte ce qu’il a toujours exprimé dans ses discours démagogiques. Haïti vit des moments d’aberration totale avec l’équipe actuelle, et à moins de verser dans la pensée magique, on ne saurait s’attendre à ce qu’elle fasse des miracles. Nous continuons à charrier une représentation de la présidence qui refuse d’accepter que des dizaines d’individus du cercle des amis intimes du président Martelly soient en prison en République Dominicaine et aux Etats-Unis pour leur implication dans le trafic de stupéfiants.

 Des déclarations qui volent au secours d’un pouvoir condamné à mort

Dans la conjoncture, le gouvernement tente de raisonner les manifestants. En vain. Ses discours creux n’arrivent pas à se frayer un chemin à travers les contestations qui augmentent en intensité et en qualité à travers le pays. Le pouvoir cherche désespérément une bouffée d’oxygène. Dans ce climat d’empoignade, certaines déclarations viennent tenter de sauver un pouvoir condamné à mort. Ces déclarations doivent être écoutées avec précaution. Avec un grain de sel. Les déclarations intempestives ne sont jamais innocentes. Dans la lutte pour le changement, les forces rétrogrades qui se noient s’accrochent à toutes les branches. Ce ne serait pas la première fois qu’une cinquième colonne infiltrée déraille ou tente de dérailler un mouvement pour le changement. On se rappelle qu’en 1957, les forces fascistes duvaliéristes s’allièrent à Antoine Rigal, membre influent du parti de Louis Déjoie, pour lui faire déclarer que les ruraux allaient occuper les couloirs du palais national. C’était porter un coup fatal à Louis Déjoie.

Nous reproduisons l’analyse de ce genre de déclarations que nous avons fait dans l’ouvrage Entre savoir et démocratie[2] publié en 2010.

 « L’alliance infantilisante Duvalier/Rigal, on le sait, a permis d’isoler Louis Déjoie lors de la campagne électorale de 1957. Antoine Rigal fait alors une déclaration révoltante qui provoque la colère de la majorité de l’électorat. En proclamant dans un discours tristement célèbre, « Maintenant toutes les avenues du pouvoir sont encombrées par les ruraux[3]», Antoine Rigal écœure les Noirs, leur donne un goût amer à la bouche et assassine les idéaux d’industrialisation et de développement que représentait Déjoie. Le candidat François Duvalier reprendra pourtant cette phrase méprisante de Rigal pour mettre en marche une machine électorale broyant tout sur son passage. Il l’utilisera comme une lamentation afin que les Noirs adhèrent, même passivement, à sa candidature et voient en lui une raison d’espérer. Duvalier déclamera le message discriminatoire de Rigal au cours de ce fameux discours intitulé « Ils sont devenus fous » et dans lequel il dira :

“Heureux et se congratulant d’être enfin seuls, entre honnêtes gens, entre gens du monde, entre gens de société, débarrassés enfin des « ruraux » que nous sommes, selon l’acrimonieuse et imprudente expression de Me Antoine Rigal, ils ont concerté eux-mêmes, la mise en place de leurs dispositifs d’élimination. Ils sont devenus fous[4].”

Duvalier utilisait Rigal pour créer un fossé irrémédiable entre les masses noires et Déjoie. Le coup allait porter surtout quelques années après le mouvement de 1946, qui a modelé la conscience populaire sur la question de couleur. Rigal sera récompensé par l’attitude bienveillante de François Duvalier à son endroit, jusqu’à sa mort en 1971. Le discours de Rigal a cassé en quelques jours le lien social que Déjoie a construit pendant vingt ans avec la paysannerie noire à Saint Michel de L’Attalaye, aux Cayes, sur ses plantations agricoles. Déjoie se retrouve la victime d’un mulâtrisme qui bloque la cohésion sociale, entretient la méfiance et freine l’exécution d’un projet social collectif. Le mulâtrisme, en charriant la blanchitude occidentale et en mettant des Mulâtres incompétents aux commandes du système politique, des affaires, de l’administration et de la diplomatie, contribue à maintenir la société dans le dénuement tout comme le noirisme, en faisant la promotion de Noirs ignares à des postes de prestige, renforce le préjugé voulant que les Noirs soient incompétents. »

 La rançon du trop-de-pouvoir

 Aujourd’hui, le gouvernement Martelly a des sueurs froides. Il a focalisé sur lui tous les mécontentements possibles. C’est la rançon de l’arrogance et d’un exercice du pouvoir sans partages. Sa mystique populiste de bas étage est partie en fumée. L’accentuation simultanée des contestations venant d’horizons divers se précise. En refusant d’être désabusés et de s’accrocher au navire en perdition, les militants des organisations FOPARK, MOPOD, Gran mouvman Bèlè, MONOP, Group 77, MOPAM,  et autres ont démontré que l’esprit de Vertières est toujours là plus ferme que jamais.

Reprenant les tactiques de désespoir de Rochambeau qui faisait manger les nègres par des chiens, le gouvernement Martelly a sombré dans la spirale de la violence contre les manifestants à Barrière Bouteille, au Cap-Haitien, où des assassins fraichement libérés de prison et transportés dans un bus jaune ont tiré à hauteur d’homme sur la population. Puis, comme l’explique Kettly Julien de l’Institut mobile d’éducation démocratique (IMED), dans la soirée du 18 novembre, 33 personnes ont été arrêtés à domicile après 11 heures du soir au Cap-Haitien.

La communauté internationale a eu des raisons bien précises pour décider que ce sont des chenapans qui doivent diriger Haïti. Il leur faut des individus susceptibles d’être manipulés à volonté. Des individus voués à une soumission aveugle.   Comme aux temps de l’empire perse où des satrapes locaux servaient à l’exécution des basses œuvres du Prince. Ce sont justement ces irrécupérables d’un gouvernement pourri jusqu’aux os que l’opposition démocratique rejette. L’échéance de l’effondrement approche et ils devront rendre compte de leurs exactions. Arrive le temps du réveil de la conscience pour clore cette période d’impunité et de calbindage dans laquelle Haïti se meurt.

Leslie Péan
Economiste, Historien

[1] Réseau national de défense des droits Humains, « Trafic illicite de drogues : Le Gouvernement Martelly/ Lamothe met tout en œuvre pour protéger les narcotrafiquants proches du Pouvoir », 19 septembre 2013.

[2] Leslie Péan, Entre savoir et démocratie, Montréal, Editions Mémoire d’encrier, 2010, p. 25-26.

[3] Arthur Rouzier, Les belles figures de l’intelligentsia jérémienne. Du temps passé et du présent, Imprimerie Service Multi-Copies, 1986, p. 117.

[4] Colbert Bonhomme, Révolution et contre-révolution en Haïti, Port-au-Prince, Imprimerie de l'État, 1957, p. 277.

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