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Leslie Péan: Monnaie, économie et pouvoir en Haïti (4e partie)- Les rapports de la gourde haïtienne avec le peso dominicain
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Par Leslie Péan, 3 avril 2013 --- La dépendance haïtienne envers les Etats-Unis d’Amérique s’est renforcée depuis lors de multiples façons. Et les comportements des acteurs haïtiens ont été influencés sinon définis par les préférences américaines. Ce taux de change historique a été abandonné en 1991 pour un taux de change variable fixé par le marché, c’est-à -dire l’offre et la demande. Aujourd’hui en mars 2013, le taux de change est de 43G25 = 1 US$. La dégradation de la situation économique combinée à l’épuisement des réserves de liquidité internationale a fait perdre sa valeur à la gourde haïtienne.
E. Les rapports de la gourde haïtienne avec le peso dominicain
La création de papier-monnaie par les présidents haïtiens au 19e siècle, comme ce fut le cas particulièrement sous le gouvernement de Salnave, aboutissant a fait école. Pas seulement en Haïti mais aussi en République Dominicaine. Les gouvernements de Santana, de Baez, de Ulises Heureaux abusèrent de la création monétaire, en achetant les récoltes de tabac avec de la monnaie de singe et en les vendant au prix fort à l’étranger, tandis que les agriculteurs et fermiers se retrouvaient sans ressources. D’ailleurs, c’est justement à cause de la dépréciation totale du peso dominicain que le gouvernement du président Horacio Vasquez en 1899 décida d’adopter le dollar américain comme monnaie nationale dominicaine. Pendant l’occupation de la République Dominicaine de 1916 à 1924, les Américains prirent des mesures similaires à celles prises en Haïti de contrôle des douanes pour assurer le remboursement des emprunts accordés à ce pays. Toutefois, les élites dominicaines retrouvèrent la gestion de leur monnaie avec la réforme monétaire de Trujillo en 1937 et la création de la Banque centrale dominicaine en 1947. Alors, les Dominicains avaient fini de payer leur dette externe et le peso dominicain fut dès lors à parité avec le dollar américain.
Essentiellement, jusqu’en 1960, Haïti et la République Dominicaine avaient le même PIB per capita. Mais depuis 1960, les deux pays se retrouvent sur des voies totalement différentes. On peut avoir une idée du fossé qui s’est creusé entre les deux pays à partir du Tableau 1 ci-joint qui fait la comparaison basée sur une vingtaine d’indicateurs entre les deux pays en 2013. Au fait si l’on s’en tient aux chiffres de 2005, le PIB réel per capita dominicain a triplé, tandis que celui d’Haïti diminuait de moitié[1]. L’accès aux capitaux d’un côté et le manque de capitaux de l’autre constitue le facteur fondamental des directions différentes prises par le PIB des deux pays. On ne saurait négliger l’accès au capital dans tout processus de croissance, mais, à notre sens le facteur de blocage essentiel est plutôt la mauvaise gouvernance qui empêche toute allocation efficace et équitable des ressources.
En effet, la mauvaise gouvernance augmente le climat d’incertitude et bloque le règlement de la question foncière et de l’insécurité juridique en ce qui concerne les droits de propriété. Cette question est fondamentale quand on sait que 70% de la population vivent de l’agriculture. Après Rhodes, on entend par gouvernance « une nouvelle organisation du pouvoir ou une nouvelle façon d’organiser la société [2]» Tant que le mode de pensée qui a abouti à cette gigantesque catastrophe se perpétue, Haïti ne pourra pas s’en sortir. Le pouvoir politique est la seule monnaie qui compte et son détenteur fait le vide autour de lui en éliminant tous les porteurs d’enjeux (stakeholders).
Ce pouvoir politique crée aussi la monnaie littéralement. En effet, la masse monétaire M1 (constituée par les pièces et billets en circulation et les dépôts à vue) qui était de 5,311.82 millions de gourdes en septembre 1996 est passée à 48,430.27 millions de gourdes en décembre 2012, soit une augmentation de 811.74%. Au cours de la même période, le PIB est passé de 2,970.86 millions de gourdes à 7,693.05 millions de gourdes, soit une augmentation de 158%. Cela a créé une grande inflation qui a heurté les plus pauvres consommateurs en diminuant leur pouvoir d’achat. Nombre de produits de première nécessité provenant de petites fermes qui utilisent d’ailleurs 60% de main d’œuvre haïtienne sont ainsi achetés à meilleur prix en République Dominicaine. Parmi ces produits, les plus utilisés sont le maïs, les haricots, les bananes, les citrons, les légumes tels que tomates, poivrons, piments, aubergine, mirlitons, choux, carottes et céleris[3].
La gourde s’est dépréciée vis-à -vis du dollar américain et du peso dominicain avec un taux de change nominal en baisse. Mais, le taux d’inflation étant plus grand en Haïti qu’aux Etats-Unis d’Amérique ou en République Dominicaine, il s’en est résulté une appréciation du taux de change réel. Comme l’explique Cécile Couharde, « la dépréciation de la gourde n’a pas réussi à compenser l’évolution de l’inflation interne pour limiter la tendance à l’appréciation du taux de change réel de la gourde vis-à -vis du dollar américain et du peso dominicain[4].» À partir de ce différentiel d’inflation, la surévaluation réelle de la gourde par rapport au dollar américain en 2004 est estimée de l’ordre de 34.5% et elle est de 54% par rapport au peso dominicain[5]. La seule exception a été de courte durée au cours des quatre premiers mois de 2004 quand le dollar américain était en moyenne égal à 46.25 pesos tandis que le même dollar américain valait pour la même période 41 gourdes[6]. De ce fait, la parité était d’une gourde pour 1.10 peso dominicain.
Les effets négatifs sur l’agriculture haïtienne ont été importants avec l’incitation à l’achat des produits agricoles venant de la République Dominicaine tels que les produits maraîchers, les produits laitiers et les œufs. Des exportations qui étaient en 2001 d’un montant annuel de 25 millions de dollars[7]. La détérioration de la situation politique couplée à une offensive de blanchiment d’argent de la part de secteurs de narcotrafiquants contribuera à augmenter de manière exponentielle les échanges entre les deux pays. Le montant total des exportations dominicaines vers Haïti a franchi la barre du milliard de dollars[8] dès 2005 et a atteint 1.4 milliard de dollars américains en 2012 selon le ministre dominicain du Commerce et de l’Industrie, José del Castillo Saviñón[9]. Ces montants déclarés par l’officiel dominicain sont plus du double que ceux déclarés par l’Administration Générale des Douanes (AGD) d’Haïti qui parle de 500 millions de dollars d’importation de la République Dominicaine.
F. La monnaie du pouvoir
Le pouvoir donne accès à la richesse à travers la puissance et l’autorité qu’ont ses détenteurs. Utilisant le prestige acquis par leur bravoure au cours de la guerre de l’indépendance, nos aïeux ont refusé le consensus et ont choisi d’asseoir leurs politiques sur la force et son corollaire la peur,. Quand la force leur fait défaut, c’est avec la corruption qu’ils obtiennent l’adhésion et le consentement des autres. La course au pouvoir est donc devenue la course à la richesse à travers la rente d’État, constituée par la saisie du pactole des 8 000 plantations laissées par les colons français. Le pouvoir est donc devenu le moyen de se créer de la richesse personnelle en donnant à ses détenteurs la capacité de battre monnaie. Les généraux ont créé la monnaie pour mieux taxer la paysannerie tout en évitant de payer des impôts sur leurs exportations de café.
Le pouvoir est la seule réalité capable de structurer la vie, Il délivre une rente, c’est-à -dire des revenus sans contrepartie productive, permettant à son détenteur de bénéficier de toutes les activités lucratives se déroulant dans l’espace haïtien. Le duvaliérisme a fait subir une excroissance à cette forme de monnaie au point qu’elle soit devenue la valeur ultime, celle qui fait la loi, au sens de « nomos ». La monnaie du pouvoir en ce sens permet donc d’aller plus loin que de pouvoir acheter mais permet d’être[10].
La dictature duvaliériste en brisant les consciences des Haïtiens a fait de la recherche du pouvoir l’essence de la vie. Sa raison d’être. Le pouvoir devient monnaie, argent et richesse. D’où la nécessité de le garder à vie, avec ou sans élections. À l’époque où on le prenait pour un cordonnier, Karl Marx, en parlant de Proudhon, disait comment « Toute sa logique, si logique il y a, consiste à escamoter la qualité qu'ont l'or et l'argent de servir de monnaie, au bénéfice de toutes les marchandises qui ont la qualité d’être évaluées par le temps de travail[11].» En Haïti, l’escamotage du pouvoir consiste à en faire une marchandise qu’on vend et achète. D’où la mise au rancart des idées sociales et ce besoin irrépressible de vouloir transformer en or toute position de pouvoir. À n’importe quel prix, y compris l’occupation du pays par des troupes étrangères. La marchandisation du pouvoir a atteint des sommets depuis 1990. Or justement comme le disait Marx, « La monnaie, ce n’est pas une chose, c’est un rapport social [12]».
On peut suivre ce rapport social traduisant le peu de confiance existant entre l’État et le citoyen par le biais de la détérioration du taux de change enregistré par la monnaie haïtienne depuis 1981. C’est en effet à partir de cette date sous le gouvernement de Jean-Claude Duvalier que le déséquilibre financier s’est installé pour de bon. Alors les dépenses pour l’armée, la sécurité et la défense ont atteint 1.5% du produit intérieur brut (PIB) ou encore 20% du total des dépenses des ministères. Aussi le déficit budgétaire, celui de la balance des paiements se sont aggravés, pendant qu’augmentaient les dépenses extrabudgétaires dans des projets bidon de financement d’entreprises publiques telles que la fameuse flotte de pêche qui n’a jamais péché un poisson et l’entreprise mort-née de raffinerie d’huile comestible (SODEXOL). Les conséquences de cette politique économique anarchique sur la gourde haïtienne ont été l’apparition d’un marché parallèle des devises dans lequel le dollar américain s’achetait avec une prime de 15%, en nette augmentation depuis lors qui atteindra plus de 800% en mars 2013. La décote de la gourde fait la fortune des milieux bancaires et financiers leur garantissant une prime qui déprime plus de 95% de la population.
La dépréciation de la gourde haïtienne s’est accélérée, le taux d’intérêt exprimant le prix de la monnaie est resté élevé et le crédit faible. Non seulement il y a eu peu d’argent d’investi dans l’agriculture mais également les banques et autres institutions financières ont préféré spéculer sur le taux de change, prêter à l’État en achetant les bons du Trésor[13] que de prêter aux entrepreneurs privés. La politique des deux déficits budgétaire et commercial a porté l’État à avoir recours au financement de la Banque centrale avec les effets négatifs sur les taux d’intérêt. L’augmentation des déficits publics, le blanchiment d’argent massif réalisé en Haïti entre 1995 et 2010, la mauvaise politique d’offre monétaire de la Banque de la République d’Haïti (BRH) ont conduit à pénaliser de la population par une inflation qui pousse à la hausse les prix des produits de première nécessité (riz, haricot, maïs, poulet, etc.).
Tout comme on l’a vu avec l’inflation de la période 1836-1843, celle des gouvernements populistes de gauche et de la droite de la période 1990-2013 a diminué le pouvoir d’achat de la population. Paradoxalement, c’est en effet sous des gouvernements populistes de gauche que les programmes monétaristes de droite ont été appliqués de manière systématique. Par exemple, n’a-t-on pas vu en 1995-1996 le gouvernement haïtien obligé de payer une dette de 800 millions de gourdes ($50 millions au taux de $ 1 = 16 gourdes) aux institutions financières internationales (BID, FMI, Banque mondiale) alors que seulement 120 millions de gourdes[14] étaient investis dans l’agriculture ? De plus, le gouvernement s’est engagé dans une politique monétaire irrationnelle qui a permis aux banques commerciales privées de réaliser des marges de profit de 36%, 40% et même 64% pour leurs actionnaires au détriment du développement de l’agriculture[15]. De 2008 à 2012, le ratio du crédit au PIB est de l’ordre de 12.7%, en deçà des 16.8% atteints en 1981.
La politique monétaire a été désastreuse car elle a encouragé la dollarisation en octroyant des privilèges « aux dépôts en dollars lesquels demeurent libres de toutes réserves obligatoires[16].» Le mauvais pli une fois pris en 1996, les tentatives de correction n’ont pas pu inverser la tendance. Les dépôts en dollars qui ne représentaient que 23.8% des dépôts totaux en septembre 1996 ont connu une progression systématique atteignant 57.01% en septembre 2012[17]. Marquant une perte de confiance dans la gourde haïtienne, la dollarisation se fait également au niveau des crédits. En effet, pour la même période considérée, la dollarisation des crédits est passée de 18.6% à 49.3%[18]. Cet état de choses contribue à diminuer encore le sentiment national déjà battu en brèche par des invasions étrangères à répétition et une occupation qui dure depuis 2004. Comme le dit Benjamin Cohen, professeur d’économie internationale à l’université de Californie, « si vous entendez conduire une politique autonome, ne vous fiez pas à la monnaie de quelqu’un d’autre[19]. »
Comme on le voit, au cours des deux derniers siècles, l’intelligence haïtienne est débranchée devant la monnaie. Surtout devant la monnaie du pouvoir qui s’organise pour mettre les cerveaux en état de veille. Ce n’est donc pas aujourd’hui que la gourde haïtienne plonge à pic devant la gabegie. La déstructuration du pouvoir macoute, en faisant disparaître toutes les valeurs, a réduit en bouillie la société haïtienne. Au point que 27 ans après 1986, Haïti se débat dans des spasmes de mort et n’arrive pas à endiguer la crise qui s’aggrave et fait continuer la chute de la gourde haïtienne face au dollar. Les successeurs et héritiers du duvaliérisme sanguinaire, en continuant avec leur maudite conception du pouvoir, ne peuvent faire rien de mieux. La solution de facilité consistant à prendre le pouvoir pour pouvoir devenir riche et se donner de la valeur représente une trappe fatidique dans laquelle ceux qui rentrent dans ce bourbier ne peuvent pas en sortir. Sans le courage d’aller au delà de ces idées reçues, Haïti restera vide de cohérence et pleine de carnavals égayés par des cortèges d’amuseurs, de saltimbanques, de reines et de rois éphémères.
[1] Jaramillo Laura y Semile Sancak, « Growth in the Dominican Republic Haiti and Haiti, Why is the grass been greener on one side of Hispaniola», IMF Working Paper 7/63, 2007.
[2] Rod Rhodes, « The new governance : Governing without the Government », Political Studies, 1996, p. 652-653.
[3] Laboratoire des Relations Haitiano-Dominicaines (LAREHDO), Filières agricoles et dynamique transfrontalière, P-au-P, Haïti, Edition Zemès, 2008.
[4] Cécile Couharde, Caractéristiques du Cadre Macro-économique de la Production Alimentaire en Haïti et Analyse de son Impact sur la Compétitivité de l’agriculture haïtienne, P-au-P, MARDNR/BID, mai 2005, p. 11. Lire également IICA, Rapport sur l’état et les perspectives de l’agriculture et du monde rural en Haïti, P-au-P, Haïti, novembre 2006.
[5] Ibid. p. 22.
[6] Pastor Vasquez, «Moneda de Haità supera al peso», HOY, 6 Enero 2004. Voir Banco Central Dominicano (BCD) pour les taux de change du peso et la Banque de la République d’Haïti (BRH) pour les taux de change haïtiens.
[7] Alex Bellande et Gilles Damais, « Appréciations des échanges commerciaux agricoles entre la République Dominicaine et Haïti » dans Richard Mathelier, Connaître la frontière, Laboratoire des relations Haitiano-Dominicaines (LAREHDO), éditions INESA, 2002, p.
[8] Wilfredo Lozano et Bridget Wooding, « Proposition pour un nouvel agenda des relations dominico-haitiennes au XXIème siècle » dans Wilfredo Lozano et Bridget Wooding, Les défis du développement insulaire, Flacso, République Dominicaine, 2008, p. 326.
[9] Carl-Henry Cadet, « Haïti - R.D. : ces importations qui échappent à tout contrôle », Le Nouvelliste, 21 février 2013
[10] Association Internationale pour le Soutien aux Économies Sociétales (AISES), « La monnaie : du pouvoir d’achat au pouvoir d’être », 14 novembre 2012.
[11] Karl Marx, Misère de la philosophie (1847), Paris, Édition sociales, 1972, p. 89.
[12] Ibid. P. 90.
[13] Fred Doura, Économie d’Haïti – dépendance, crises et développement, Montréal, Éditions Dami, 2003, p. 381.
[14] Papda, Haïti et la crise de la dette externe envers la France, P-au-P, avril 1996. Lire aussi Carmen Gonzáles y Marta Arias, Haità y el lastre de la deuda, Intermón Oxfam, Febrero de 2003, p. 18
[15] Vély Leroy, « L’économiste Vély Leroy et le système bancaire haïtien », dans Jean-Claude Paulvin (ed.), Panorama de l’économie haïtienne, ECOSOF, Imprimeur II, décembre 1997, p. 213.
[16] Fritz Deshommes, Politique économique en Haïti, Éditions Cahiers Universitaires, 2005, p. 31.
[17] Banque de la République d’Haïti, Monnaie et analyse économique, 2012.
[18] Ibid.
[19] Benjamin Cohen, « Dollarisation ; la dimension politique », L’Économie politique, numéro 5, Paris, 2000, p. 97.
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