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Monnaie, économie et pouvoir en Haïti (3e partie)
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Par Leslie Péan, 3 avril 2013 Selon Maxime Raybaud, ministre français accrédité en Haïti, Soulouque faisait fabriquer des assignats « sans interruption pour quinze à vingt-cinq mille gourdes par jour[1]». La folie des grandeurs et la recherche de la gloire porteront Soulouque à dépenser pour son sacre comme empereur la rondelette somme de 4,195,500 gourdes[2] . Le drame d’Haïti vient du fait que nombre de ses enfants sont psychologiquement perturbés. Ils n’aspirent plus à acquérir une valeur intrinsèque et cherchent désespérément dans les postes politiques un titre de député, de sénateur, de président pour se sentir quelqu’un.
De 1850 à 1856, l’émission monétaire fut de 21,486 millions de gourdes, amenant le total de la circulation monétaire à 36,591 millions de gourdes. Il faut ajouter à ce montant le quadruplement de la valeur des gourdes métalliques pour « mettre en rapport la valeur nominale de la monnaie métallique avec sa valeur commerciale[3]» décidée le 29 décembre 1852 par ordonnance de Soulouque. Compte tenu du montant de 7,665,450 gourdes correspondant à ce quadruplement et des 5,915,890 gourdes déduits pour les mauvais papiers brûlés chaque année, l’offre de monnaie globale est de 38,341,154 gourdes en 1856. Les émissions de papier-monnaie conduiront à la dépréciation de la gourde face au doublon espagnol[4]. En effet, d’une parité de 253 gourdes pour un doublon en 1853, la parité passe à 278 gourdes en 1856.
D. Les rapports de la gourde haïtienne avec le dollar américain
En dépit de l’embargo imposé sur Haïti par le président Jefferson en 1806 et qui dura jusqu’en 1809, l’influence américaine dans le commerce en Haïti n’a cessé de grandir. En 1820, sous le gouvernement de Boyer, il avait déjà atteint plus de 2 millions de dollars pour des produits tels que le poisson, le porc (lard), la farine et le savon[5]. Des 552 bâtiments étrangers qui ont commercé avec Haïti en 1825, 67% soit 374 étaient américains avec un tonnage supérieur à celui de l’ensemble des bâtiments anglais, français, allemands et autres[6] . En 1849, les Etats-Unis vendaient sur le marché haïtien de 500,000 personnes pour 6,454, 667 francs, soit un montant proportionnellement supérieur à ce qu’ils vendaient au Mexique, soit 7,988,550 francs pour une population de 8 millions d’habitants. Avant même qu’ils reconnaissance officiellement l’indépendance d’Haïti en 1862, les Etats-Unis jouissent de leur proximité géographique pour acheter et vendre en Haïti.
Haïti exportait aux Etats-Unis à peu près pour la même valeur des produits tels que le café, le campêche, l’acajou, le coton, le cacao, le sucre et le cuir. Au fait, au niveau des importations, les Etats-Unis viennent en tête en 1858 avec 55% de la valeur des importations totales d’Haïti. L’importance du commerce américain et l’émission monétaire anarchique des gouvernements haïtiens auront un impact désastreux sur la parité gourde-papier/dollar. Ce fut au fil des décennies une vraie dégringolade. De 2-3 gourdes pour un dollar américain sous Boyer, la parité passa à 4 gourdes pour un dollar en 1843, 5 gourdes pour un dollar en 1847, 12 gourdes pour un dollar en 1855, 20 gourdes pour un dollar en 1859, 30 gourdes pour un dollar en 1867 et enfin à 4000 gourdes et même 5000 gourdes pour un dollar en 1869. C’est alors que la gourde fut connue sous le nom de zorèy bourik[7].
Une tentative de sortie de la logique des assignats eut lieu avec la réforme monétaire de 1870-1872 dirigée par Boyer Bazelais et Edmond Paul. Selon Anténor Firmin, « ils mirent le sceau à leur œuvre et à leur réputation, en opérant le retrait intégral du papier-monnaie, remplacé par le dollar américain, comme monnaie légale d’Haïti[8] .» En effet, au cours de la décennie suivante, les pièces d’or et d’argent américain auront cours légal en Haïti[9]. Difficile de remettre sur pied une économie avec une monnaie où tous les prix augmentent et où la monnaie se déprécie aussi vite. Tout investisseur sérieux est inquiet par une telle instabilité monétaire. Il fallait donc tout faire pour empêcher que la gourde continue de trébucher et pour mettre fin à cette dégringolade.
La réforme monétaire qui comportait entre autres le remplacement des billets de 10 gourdes par une gourde nouvelle produisit des résultats spectaculaires en un temps record. Elle donna cours légal à la monnaie américaine[10] avec la loi du 24 août 1872. Mais les dégâts causés par le populisme et la gabegie sur le plan monétaire vont se révéler beaucoup plus graves sur le moral des ménages et la consommation. La faiblesse de la gourde affecte les consommateurs en milieu urbain. Mais, les paysans producteurs de café sont aussi concernés, car ils voient fondre une partie de leurs revenus avec la baisse de la gourde et la hausse des taux d’intérêt sur les avances monétaires qui leur sont consenties par les spéculateurs durant la morte saison. Des dégâts qui ne sont pas compensés par une augmentation de la production, car l’insécurité et les insurrections bloquent toute politique de production susceptible de provoquer une augmentation des exportations.
La logique particulière du pouvoir personnel et de la gabegie donnant tous les droits au Président de la République est abandonnée au profit d’une réelle politique d’État avec des parlementaires agissant en leur âme et conscience dans l’intérêt national. Le Président Nissage Saget se courba devant la loi. Comme le souligne Edmond Paul, ce fut une des rares fois où Haïti vit « la soumission définitive du Pouvoir aux lois[11] . » En introduisant la pensée dans la politique gouvernementale, les parlementaires du Parti Libéral de Boyer Bazelais et d’Edmond Paul, ayant la majorité dans les deux chambres, réalisent le retrait du papier-monnaie et une meilleure gestion de la circulation monétaire.
La confiance est rétablie. En l’absence d’une banque centrale, les ministres des finances se retrouvent sur la sellette face aux parlementaires libéraux décidés à faire la lumière sur les émissions monétaires anarchiques. On s’explique donc qu’au cours de cette période, tous ceux qui ne pourront pas apporter de réponses satisfaisantes à leurs questions durent dégager. Du 19 mars 1870 au 2 janvier 1872, huit Secrétaires d’État des finances se succédèrent, dont Belony Lallemand (25 mars-7 mai 1870), François Sauveur Faubert (7 mai-23 juin 1870), Volmar Laporte (23 juin 1870-27 avril 1871), Septimus Rameau (27 avril-11 mai 1871), Normil Sambour (11 mai-19 juin 1871), Charles Haentjens (19 juin-29 juin 1871), Darius Denis (29 juin-2 janvier 1872)[12] .
L’éclaircie fut de courte durée et la gourde haïtienne continua son chemin de croix avec les émissions et les souffrances qu’elles engendrent. La création par la société française Société Générale de Crédit Industriel et Commercial de la Banque Nationale d’Haïti le 30 juillet 1880 qui aura le privilège exclusif de l’émission monétaire va permettre l’indexation de la gourde au franc français au taux fixe de 5 francs. Toutefois, les émissions monétaires du gouvernement Salomon ne cessèrent pas. Ce fut le cas en 1885 avec une émission de deux millions de gourdes-papier qui fit bondir la prime jusqu’à 65%[13] . La loi de Gresham ne se manifeste pas seulement en économie mais aussi en politique. Les bonnes politiques responsables et courageuses sont chassées par les mauvaises politiques occultes et démagogiques. Les meilleurs hommes politiques que le pays avait produits seront littéralement évincés, bannis et assassinés entre 1879 et 1902 par les troupes de la coalition Boisrond Canal/Nord Alexis.
Au début du 20e siècle, ces émissions monétaires finiront par miner la nation avec celles de 1903, 1904, 1908 et 1914. Fraichement arrivé au pouvoir le 7 novembre 1914 par une ces insurrections populaires courantes à l’époque, le gouvernement du président Davilmar Théodore dénommé Frè Da cherchait désespérément de l’argent pour payer les troupes qui avaient guerroyé pour son arrivée à la présidence. Ces dernières ne cessaient de manifester devant le siège de la Banque Nationale de la République d’Haïti (BNRH) chaque nuit réclamant leurs salaires. D’ailleurs, le directeur de la BNRH craignant pour ses intérêts fit venir des marines américains. Ils débarquèrent du navire de guerre dénommé Machias le 17 décembre 1914 et se rendirent à la banque nationale saisir le stock d’or en réserve équivalant à 500 000 dollars. Il s’agissait d’enlever au gouvernement haïtien la possibilité d’utiliser cette réserve en or pour améliorer sa situation financière désastreuse.
Le dos au mur, le gouvernement du président Davilmar Théodore obtint l’autorisation du parlement d’émettre 8 millions de gourdes le 22 décembre 1914. La commande des billets est placée à New York. La veille, cette mesure avait fait l’objet d’un débat au Sénat au cours duquel le sénateur Louis Morpeau insistait pour qu’Haïti imprime au pays sa propre monnaie. Il déclara alors « C’est une honte pour un État civilisé de faire venir son argent de l’Étranger[14]. » Dans l’attente de l’arrivée des nouveaux billets, le gouvernement de Frè Da le 22 janvier 1915 décida d’émettre des bons du Trésor d’un montant de 2 millions de gourdes au taux de 5 gourdes pour un dollar. La Banque refusa d’accepter ces bons qui lui étaient présentés pour payer les taxes à l’importation en évoquant le contrat de 1910 selon lequel les droits de douane doivent être payés en dollars américains.
La référence au contrat de 1910 correspondait à une politique à géométrie variable de la Banque car celle-ci n’avait pas elle-même respecté la clause qui l’obligeait à financer le budget national. Le taux de change des bons atteint alors 50 gourdes pour un dollar. Ces bons seront alors connus sous le nom de Bons-Da. Cette appellation renvoyait affectueusement aux deux premières lettres du nom du président Da mais aussi aux « fesses ». Un jeu de mots pour dire que c’était du papier bon pour s’essuyer les fesses ! Selon Roger Gaillard, « avec ce papier-monnaie sans valeur, on ne pouvait acheter que du sucre. Et pour une livre, il fallait donner une poignée[15] !»
La Banque contrôlée par les Américains s’estimait lésée car le gouvernement lui avait enlevé le service de la trésorerie et avait émis ses propres titres. Dès lors, elle retira tout appui à la gourde haïtienne qui se retrouva ainsi en chute libre. Elle ne sera stabilisée que sous l’occupation américaine avec la Convention du 12 avril 1919 signée entre le Gouvernement fantoche haïtien et la Banque Nationale de la République d’Haïti (BNRH) contrôlée par la City Bank de New York. Cette convention a été signée par Q. Scarpa directeur et W. H. William, sous-directeur de la BNRH, John McIlhenny, conseiller financier des forces d’occupation et Fleury Féquière, ministre haïtien des Finances. C’est donc le 12 avril 1919 que la parité du taux de change 5G = 1 US$ a été fixé dans les articles 3, 4, 5, 7 et 8 de la convention.
Remarquons que le taux de change s’était détérioré et avait atteint 9.50 gourdes[16] pour un dollar le 28 juillet 1915. La BNRH acceptait d’émettre 20 millions de gourdes avec des coupures d’une gourde, 2, 5, 10 et 20 gourdes au verso desquelles était inscrite la formule suivante : « Ce billet, émis par la Banque Nationale de la République d’Haïti, en vertu de son contrat de concession, et conformément à la Convention du 12 avril 1919, est payable au porteur en monnaie légale des Etats-Unisd’Amérique au taux de Cinq gourdes pour un dollar à présentation au guichet de la Banque à Port-au-Prince, et sous délais de route à ses guichets de Province[17].» C’est donc avec les baïonnettes des marines américains que la vassalisation monétaire d’Haïti a eu lieu. C’est un rapport de pouvoir qui institutionnalise la relation entre la gourde et le dollar. Cette émission servait à financer le retrait du papier de monnaie évalué à huit millions de gourdes et à financer jusqu’à concurrence de 15 millions de gourdes « pour maintenir le taux de change à cinq pour un ». (à suivre)
Leslie Péan
Economiste
Images source: http://www.atsnotes.com/catalog/banknotes/haiti.html
Montage: Tout Haiti
[1] Gustave d’Alaux (Maxime Raybaud), L’empereur Soulouque et son empire, 1860 p. 252.
[2] Anténor Firmin, M. Roosevelt, président des États-Unis et la République d'Haïti, Paris, Pichon, 1905, p. 369.
[3] Le Moniteur, 1er Janvier 1853.
[4] Dictionnaire universel théorique et pratique du commerce et de la navigation, Volume 2, Paris, Guillaumin, 1860, p. 1193.
[5] Alain Turnier, Les Etats-Unis et le marché haïtien, p. 118.
[6] Spencer Saint John, Haïti ou la République noire, Paris, Plon, 1886, p. 325.
[7] Robert Lacombe, Histoire monétaire, op. cit. p. 65.
[8] Anténor Firmin, M. Roosevelt, président des États-Unis …, op. cit., p. 395.
[9] Robert Debs Heinl Jr and Nancy Gordon Heinl, Written in blood – the story of the Haitian people 1492-1971, Boston, Houghton Mifflin Company, 1978, p. 251.
[10] Edmond Paul, Rapport au corps législatif sur les opérations du retrait du papier-monnaie par la Commission Exécutive instituée par la loi du 24 août 1872, P-au-P, 1891, p. 8.
[11] Edmond Paul, « Le despotisme éclairé », Le Civilisateur, P-au-P, 19 octobre 1871.
[12] Leslie Péan, Haïti, économie politique de la corruption. Tome 2, L'État marron, 1870-1915, Paris, Maisonneuve et Larose, 2005, p. 122.
[13] Paul Deléage, Haïti en 1886, Paris, E. Dentu Éditeur, 1887, p. 183.
[14] « Le Sénat – Séance du 21 décembre 1914 », Le Matin, numéro 2334, 23 décembre 1914.
[15] Roger Gaillard, Les cent jours de Rosalvo Bobo, Presses nationales, 1973, p. 29.
[16] Joseph Chatelain, La banque nationale, son histoire, ses problèmes, P-au-P, Collection du Tricinquantenaire, 1954, p. 122.
[17] « Convention du 12 avril 1919 entre le Gouvernement d’Haïti et la Banque Nationale de la République d’Haïti relative à la Réforme Monétaire », Le Moniteur, numéro 30, mercredi 7 mai 1919, p. 2.
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