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La continuation du contrôle financier d’Haïti par les États-Unis : L’occupation américaine et les Volontaires de la Servitude Nihiliste (VSN) [7 de 7]

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« La généralisation de la médiocrité a créé un courant nihiliste dans la classe politique qui revendique Tèt Kale l’absence de toute valeur, le triomphe du rien et des vauriens. Â» (p.2, quatrième partie du présent article)

 par Leslie Péan, 2 janvier 2015 --- La ruse utilisée par les forces d’occupation a consisté à signer l’Accord Exécutif du 7 août 1933[i] sur la continuation du contrôle financier d’Haïti par les États-Unis à un moment où le Parlement n’était pas en session. Cet accord signé par Albert Blanchet, Secrétaire d’État des Relations Extérieures d’Haïti, et Norman Armour, Ministre Plénipotentiaire des États-Unis d’Amérique accrédité en Haïti, est d’autant plus contraire aux intérêts haïtiens qu’il avait été rejeté à l’unanimité le 3 septembre 1932 par les deux chambres du Parlement haïtien. « Le président Vincent a violé l’article 42 de la Constitution de 1932, qui prévoit que tous les Traités, Conventions et Accords doivent être ratifiés par le Parlement[ii]. Â» Comme le dénonce le député Lorrain Dehoux, l’occupation américaine combat l’action civique et « oblige les citoyens à tout accepter dans un silence de tombeau Â»[iii] sous le règne de la loi martiale et de la censure.

Les rodéos financiers depuis l’Accord Exécutif du 7 Août 1933

Dans cet Accord Exécutif du 7 Août 1933, le Président haïtien accepte que ses décisions peuvent être remises en question par l’Agent fiscal américain accrédité en Haïti et que ce dernier est habilité à nommer des fonctionnaires américains et haïtiens dans l’administration haïtienne. La servitude présidentielle haïtienne est assumée avec la plus grande insouciance. Le fait par le président Vincent d’accepter que le Conseiller Financier américain puisse annuler les Commissions signées du président d’Haïti est révélateur de l’état d’esprit qui prédomine tout l’Accord du 7 août 1933. En outre, le Conseiller Financier américain exerce un contrôle systématique sur la Garde d’Haïti, sur les douanes haïtiennes et sur le Service des taxes internes jusqu’en 1941.

Au fait la supervision financière est restée jusqu’en 1952 quand tous les titres de la dette américaine ont été intégralement payés[iv]. L’Accord Exécutif du 7 Août 1933 sera suivi de celui de 1941 qui incorpore à la dette publique les engagements contractés envers la J. G. White en 1938, puis envers la SHADA en 1941. En contractant de telles obligations, qui dépassaient la durée de son mandat de huit ans, le président Vincent a violé la Constitution et commis un crime contre la Nation. Cette politique aberrante constitue « un véritable vasselage d’un gouvernement faible Â», comme l’a signalé le député Lorrain Dehoux qui présente les points de vue opposés et contraires à ceux de l’Accord du 7 août 1933.

Le président Vincent a même une attitude renversante devant les forces d’occupation qui proposaient de commencer à retirer leurs forces d’infanterie en octobre 1933. Ayant pris peur devant l’attitude résolue des parlementaires qui ont rejeté à l’unanimité le Traité du 3 septembre 1932 présenté par les Américains, le président Vincent demanda aux forces d’occupation américaine de rester en Haïti. « Le Département d’État avait proposé d’abord le Retrait de l’Infanterie de Marine en Octobre 1933, mais le président Vincent a insisté pour qu’ils soient maintenus plus longtemps, PROBABLEMENT en raison du conflit actuel entre le Président et le parlement haïtien[v]. Â» Ce n’est donc pas d’aujourd’hui que la folie de l’autorité conduit un gouvernement comme celui de Michel Martelly à déclarer « qu’il ne craint pas de coup d’Etat vu la présence de la MINUSTAH[vi].» Comme le président Vincent, le président Martelly décide de s’appuyer sur les forces d’occupation dans l’espoir d’assurer sa pérennité au pouvoir. Ce genre d’emboîtage remonte bien aux temps de l’occupation américaine et de la création d’une classe de volontaires de la servilité nihiliste (VSN), longtemps avant que le tyran François Duvalier utilise le même sigle pour en faire les Volontaires de la Sécurité Nationale, encore appelés tontons macoutes, des tortionnaires vivant du crime organisé et de l’extorsion.

Pour s’accrocher au pouvoir et défendre leurs positions du bec et des ongles, les volontaires de la servilité nihiliste (VSN) se comportent en « de vrais sauvages Â»[vii] comme le souligne l’écrivain Gary Victor le 19 décembre 2014. Et pas seulement au volant de leur voiture où ils s’impatientent et sont toujours en retard, alors que souligne l’écrivain « yo pa gen anyen yap regle Â» (ils n’ont aucune urgence). La servilité nihiliste se manifeste au Parlement où les moindres votes sont l’objet de tous les marchandages. Georges Séjourné ira plus loin et écrira : Â« Si les Chambres ne rejettent pas l’Accord du 7 août 1933, pour bien marquer la volonté du peuple d’Haïti d’avoir son Indépendance Politique et Économique, il peut être objecté avec raison à tous nos défenseurs que nous avons nous-mêmes prié les Etats-Unis de nous maintenir dans l’esclavage[viii].»

Le sénateur Pierre Hudicourt envoie une lettre à Norman Amour, ambassadeur américain en Haïti, protestant contre le rodéo financier de l’Accord du 7 août 1933 et déclarant que cet Accord doit être soumis à l’approbation de l’Assemblée nationale pour avoir force de loi. Cette protestation est appuyée par les autres sénateurs nationalistes, dont Seymour Pradel, Dr. Jean Price-Mars, Léon Nau, David Jeannot, Pierre Hudicourt, Antoine Télémaque, Dr. Justin Latortue, Fouchard Martineau, Dr. Hector Paultre, et Rameau Loubeau. Ces sénateurs envoient des télégrammes de protestation au Secrétaire d’État américain Cordell Hull, au Président de la VIIe Conférence Pan-Américaine à Montevideo en Uruguay et au président du Sénat uruguayen. Le sénateur Hudicourt présente au Sénat le 12 décembre 1933 une résolution qui est votée par acclamation.

La délégation haïtienne à la Conférence de Montevideo sur les droits et les devoirs des États de décembre 1933 a défendu les positions de souveraineté d’Haïti. L’intervention d’Antoine Pierre-Paul a retenu l’attention des participants. Le journal italien « Italia del Popolo Â» de Buenos-Aires en a fait la reproduction intégrale. Antoine Pierre-Paul critique l’emprunt de 1922 et l’imposition du président Borno par les Américains. Il déclare : « Un emprunt que nous avions repoussé nous a été imposé par les baïonnettes américaines, celles qui, pour faire accepter cet emprunt, ont porté à la présidence de la République, contrairement à ce qu’établit la Constitution, un fils d’étranger, qui a engagé notre malheureux pays par un contrat financier qui a détruit notre souveraineté en matière économique et financière[ix]. Â»

 Sténio Vincent organise un referendum le 10 février 1935. Tout comme l’occupation américaine utilisa le referendum pour faire accepter la Constitution de 1918 écrite par Roosevelt, en violation des lois haïtiennes, le président Vincent utilise pour la deuxième fois cette technique afin de donner à son banditisme des bases légales. Trahison préméditée de longue date ? Le referendum est plus adapté au fonctionnement d’une dictature qu’un parlement composé de fortes têtes qui ne peuvent être achetées par la corruption. Il est plus facile de dévoyer le vote populaire comme Vincent l’avait lui-même écrit déjà en 1912 dans Haïti Littéraire et Sociale que de pervertir l’institution parlementaire. Vincent écrit à propos du suffrage universel : Â« On sait bien que nous sommes parfaitement inconscients et que l’amélioration des choses et le bonheur de la nation ne peuvent pas dépendre de nous. Nous sommes le troupeau et il veut nous transformer en berger. C’est une opération impossible. Nous sommes ce que nous sommes. Des utopistes nous appellent à l’urne. Nous y allons pour satisfaire leurs illusions. Pas plus[x].»

Avec ces intrigues en tête, dans les coulisses ténébreuses et les cabinets occultes, le président Vincent   pose une question aux électeurs à laquelle ils doivent répondre par OUI on NON : Â«  Voulez-vous que soient adoptées par vos représentants les mesures préconisées par le Président de la République dans le discours du Cap-Haïtien du 27 Novembre 1934, en vue notamment de libérer le pays de tout contrôle financier étranger et d’assurer avec sa complète indépendance l’amélioration de sa situation économique ? » Une question qui n’éclaire en rien puisqu’elle ne livre rien. Le voleur crie au voleur ! Théâtre d’ombres insaisissables. On n’avait pas encore le vote électronique trafiqué. À la question posée, les résultats donnent 454 357 OUI contre 1 172 NON. Le président Vincent ne perd pas de temps et révoque, le 18 février 1935, les onze sénateurs nationalistes indépendants : Seymour Pradel, Dr. Jean Price-Mars, Léon Nau, David Jeannot, Pierre Hudicourt, Antoine Télémaque, Dr. Justin Latortue, Fouchard Martineau, Dr. Hector Paultre, Valencourt Pasquet et Rameau Loubeau qui protestaient contre un décret dans lequel le président s’octroyait les pleins pouvoirs.

 Contre la politique du « lave men siye atè Â»

 Etienne de la Boétie n’avait pas encore 18 ans, selon Montaigne, quand il écrivit le Discours de la servitude volontaire publié après sa mort dans une Europe dominée par la théologie médiévale. La zombification collective que nous vivons en Haïti indique que la sottise nous réserve encore des surprises. La politique du laloze et de l’ambigüité à l’œuvre dans la classe politique détruit les consciences de notre jeunesse qui cherche des modèles et des exemples pour avancer dans la voie de la rédemption. À un moment où certains persistent à se nourrir d’illusions en pensant pouvoir négocier avec les bandits légaux, le mot de la Boétie qui veut que le pouvoir s’évanouisse de lui-même sans l’acceptation du peuple trouve une grande résonance dans les manifestations de la multitude qui demandent le départ de Martelly.

En octobre 2012, j’écrivais que « les manifestations sont la preuve par quatre que le peuple a retiré sa confiance au gouvernement »[xi]. Mais plus que cela, par devant l’humanité, c’est l’âme haïtienne qui s’exprime avec force dans les manifestations tenues par la multitude pour affirmer la dignité du peuple haïtien. Dans toute sa dimension, malgré les misères qui l’accablent dans la recherche du pain quotidien. La conscience haïtienne refuse d’être prisonnière du système qu’elle prétend combattre. En effet, le lave men siye a tè conduit même des esprits qui se veulent lucides à se croiser les bras et à supporter tacitement l’horreur. Les volontaires de la servitude nihiliste existent aussi parmi ceux qui luttent contre les Tèt Kale. D’où aussi les déceptions venant justement d’un patrimoine qui fabrique des répliques et cultive en bocaux des compères de rechange. La prise de conscience de la nécessité de casser le moule de l’arbitraire en Haïti est capitale si on veut mettre fin à la reproduction de la racaille.

Le combat mené par les manifestations de la multitude dans les rues de nos villes depuis quelque temps n’est pas uniquement contre les Tèt Kale de Michel Martelly, mais aussi contre cet ennemi intérieur tapi dans notre inconscient de peuple. Un ennemi intérieur qui fait qu’on s’arrête toujours à mi-chemin sur la voie de la libération. Sous l’occupation américaine en 1931, c’est l’élite qui ne voulait pas élargir l’instruction aux classes moyennes afin de protéger ses privilèges politiques et économiques. Avec 100 000 élèves dans les écoles sur une population scolarisable de 450 000, le savoir demeurait la chasse-gardée d’une minorité. Les dirigeants issus des classes moyennes depuis 1946 ont reproduit à merveille le système d’exclusion des masses populaires. C’est l’évanouissement des grandes espérances.

En analysant l’ennemi intérieur qui nous rend complices de nos malheurs, Étienne de la Boétie écrit : « Que pourrait-il vous faire si vous n’étiez receleurs du larron qui vous pille, complices du meurtrier qui vous tue et traitres à vous-mêmes[xii]. Â» Nous avons appris à être les bourreaux de nous-mêmes, à laisser des saltimbanques décider de notre avenir et de celui de nos enfants. Il y a un siècle, le 27 juillet 1915, la soldatesque massacre des innocents dans la prison de Port-au-Prince aux murs tapissés de sang, comme nous le décrit Léon Laleau dans Le Choc. L’indignation est à son comble et le peuple révulsé gagne les rues les mains nues contre les bandits au pouvoir. « Notre dégoût est tellement usé que rien ne l’effraie Â»[xiii]. La loi du talion est appliquée.

 En 1935, le firministe Castera Delienne disait avec raison que « la politique haïtienne est une perpétuelle déviation à la règle Â»[xiv]. La tâche qui incombe à tous ceux et celles qui veulent un changement réel est de mettre fin à cette politique haïtienne qui permet aux volontaires de la servilité nihiliste de s’accaparer de la chose publique. La mainmise des voyous connaît une longévité sans pareil dans les annales historiques. Qui a pour secret cette dévotion inaltérable au président de la République. Bien que généralement acceptée dans le corps social, cette mentalité a été vigoureusement dénoncée par François Dalencour qui écrit : «  De 1930 à 1940, il y a eu plus de scandales démoralisants, dévoilés ou cachés, que pendant plus d’un siècle d’histoire… Jamais le pays n’a connu une pareille abjection[xv]. Â»

Il y a cinquante ans, c’était le massacre de Jérémie raconté par Albert Chassagne dans Bain de sang en Haïti. Dans l’enfer carcéral, les tortionnaires Sonny Borges et Gérard Brunache tuent aussi bien des octogénaires comme Mme Chénier Villedrouin (85 ans) que des enfants comme Régine Sansaricq (2 ans). Au gamin Stéphane Sansaricq (4 ans) qui sanglote, « le mouchoir offert est une cigarette allumée, éteinte par Sony Borges dans les prunelles de l’enfant. Puis Gérard Brunache, soulevant le bébé par le bras, lui enfonce un stylet dans le ventre. Un cri violent, puis un soupir, puis plus rien. Stéphane a passé. Et la brute Sony Borges de s’exclamer : " Pitit la tòdye tan kou yon vè "  (l’enfant s’est tordu comme un ver) »[xvi]. Aujourd’hui ce sont les prisons du Goulag des Tèt Kale décrits par Rony Thimoté, Biron Odigé et Enold Florestal.

L’énumération des pratiques arbitraires du gouvernement de Michel Martelly n’est plus à faire. L’accord tripartite du 29 décembre 2014 accélère encore la dégradation. Les événements se bousculent. Rien ne peut rendre supportable la dissolution des valeurs que représente le gouvernement de Martelly dont le peuple réclame la démission. Il faudra du temps à Haïti pour effacer le vide, le ridicule et la honte que ce gouvernement Tèt Kale a jetés sur le peuple. Mais au moins, les manifestations de la multitude présentées sur toutes les télévisions ont le mérite de dire en clair au monde que la conscience du peuple haïtien n’est pas morte. Elles représentent un refus signifié de la décomposition, de la zombification et de la pourriture. D’où la nécessité d’encourager la dynamique qu’elles instaurent pour rendre à Haïti la véritable épaisseur que voulaient lui donner les combattants de la liberté qui ont fait 1804. La réactivation permanente de la conjuration contre Martelly commencée en juillet 2012 indique que le temps de l’impuissance est terminé. C’est la fin de l’emprise du pouvoir absolu et de l’impunité qui nous terrassent et qui ont trop duré. La bande à Martelly se doit de dire adieu au pouvoir en demandant pardon au peuple haïtien.

Leslie Pean
Economiste - Historien


[i] Executive Agreement no. 46, Haitianization of the Garde, withdrawal of military forces from Haiti and Financial arrangement, Agreement between the United States of America and Haiti, Washington, D.C., August 7, 1933.

[ii] Leslie Péan, « L’occupation américaine d’Haïti et le vrai visage de Sténio Vincent (3 de 5) Â», Alterpresse, 20 juillet 2013

[iii] Lorrain Dehoux, L’accord américano-haïtien du 7 Août 1933 et le pouvoir législatif d’Haïti, Port-au-Prince, Imprimerie Haïtienne, 1933, p. 7.

[iv] Hans Schmidt, The United States Occupation of Haiti, 1915-1934, op. cit. p. 226

[v] Lorrain Dehoux, L’accord américano-haïtien du 7 Août 1933 et le pouvoir législatif d’Haïti, p. 13.

[vi] « Les deux chefs de l’Exécutif boudent le 209ème anniversaire de la Bataille de Vertières : Sa k pa kontan, anbake ! », Radio Kiskeya, 19 novembre 2012

[vii] Gary Victor, « Les sauvages ! Â», Le Nouvelliste, 19 décembre 2014.

[viii] Georges Séjourné, La Constitution d’Haïti en face de la convocation à l’extraordinaire des chambres législatives et de l’Accord Américano-Haïtien du 7 Août 1933, Port-au-Prince, Imprimerie nouvelle, 19 novembre 1933, p. 11.

[ix] « La délégation haïtienne à Montevideo Â», Le Nouvelliste, 5 janvier 1934, p. 6.

[x] Sténio Vincent, Haïti Littéraire et Sociale, Janvier 1912, dans En posant les jalons, Tome 1, Port-au-Prince, Imprimerie de l’État, 1939, p. 117.

[xi] Leslie Péan, « Une période d’ébullition indissociable d’une réflexion profonde Â», Alterpresse, 1er octobre 2012.

[xii] Etienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, op. cit., p. 139.

[xiii] Léon Laleau, Le choc, Port-au-Prince, Imprimerie La Presse, 1932, p. 63.

[xiv] Castera Delienne, Souvenirs d’épopée, Port-au-Prince, Imprimerie de l’État, 1935, p. 4.

[xv] Cité dans Milo Rigaud, Contre Vincent, Port-au-Prince, Société d’Éditions et de Librairie, 1941, p. 41.

[xvi] Albert Chassagne, Bain de sang : Les macoutes opèrent à Jérémie, 1977, p. 24.