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Un chien peut être élu président : L’occupation américaine et les Volontaires de la Servitude Nihiliste (VSN) [5 de 7]
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- Publié le mercredi 14 janvier 2015 02:03
« La généralisation de la médiocrité a créé un courant nihiliste dans la classe politique qui revendique Tèt Kale l’absence de toute valeur, le triomphe du rien et des vauriens. » (p.2, quatrième partie du présent article)
par Leslie Péan, 2 janvier 2015 --- L’organisation par le président Vincent de la défaite de la candidature du député nationaliste Joseph Jolibois fils aux élections législatives du 10 janvier 1932 est très significative. En tant que représentant de la première circonscription de Port-au-Prince, Jolibois était président de la Chambre des Députés. Vincent le fait arrêter et garder en prison 60 jours avant les élections afin de l’empêcher de faire campagne. L’action du gouvernement contre Jolibois a pour objectif de favoriser Nemours Vincent, frère du Président Sténio Vincent. C’est l’entrée en gare du premier train du nihilisme, cette négation des valeurs. Joseph Jolibois fils est alors le symbole de la résistance nationaliste contre l’occupation américaine. Infatigable lutteur, il avait déjà été emprisonné plus de quatorze fois par les Américains, soit au total près de quatre ans. Son journal Le Courrier haïtien à l’avant-garde des luttes patriotiques est interdit en de nombreuses occasions.
L’Amiral américain Caperton instaure la loi martiale le 3 septembre 1915 et se déclare « investi du pouvoir et de la responsabilité du gouvernement dans toutes ses fonctions et branches sur tout le territoire »[i]. À la lumière de telles pratiques, on peut mieux apprécier le mot de Dantès Bellegarde qui écrit : « L’une des conséquences morales les plus désastreuses de l’Occupation, c’est le mépris général de la loi qu’elle a fait naître, la loi, étant devenue un simple instrument de règne qu’un pouvoir absolu fait, défait et modifie à son gré, n’impose plus aucun respect : on n’ y obéit que pour échapper à ses sévères sanctions, décrétées et appliquées par la force brutale[ii]. »
Un chien peut être élu président
La fascination atterrée des Haïtiens devant le président de la République les conduit à fermer les yeux sur les problèmes de fond susceptibles de déplaire à ce dernier. De ce fait, Il ne peut exister d’équilibre entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Le personnel politique est aveugle devant le président de la République et cette situation prend des formes particulièrement percutantes. L’Occupation américaine a renforcé cet état de choses en instituant la révocation des juges et l’abolition du Parlement qui fut remplacé par le Conseil d’État en avril 1916 sous le président Dartiguenave. À coté du référendum imposé pour circonvenir l’organisation d’élections honnêtes et sincères, l’occupant américain a créé la Garde d’Haïti, devenue en 1958 l’Armée d’Haïti, qui a reçu l’obligation sacrée d’entretenir la tradition des élections gagnées d’avance.
L’omnipuissance de l’armée était telle dans les années cinquante qu’après la chute du Président Magloire, que le capitaine Jacques Laroche pouvait dire au lieutenant Franck Laraque : « Vous voyez ce chien dans la rue, l’Armée a le pouvoir de le faire Président »[iii]. Mais le plus grave est qu’on trouve des Haïtiens pour se prosterner devant le chien sous prétexte que le pays doit être dirigé ! Le colonel Pressoir Pierre dans son ouvrage Témoignages, 1946-1976 : l’espérance déçue a exposé avec force détails les manigances effectuées par l’armée pour donner le pouvoir à François Duvalier en 1957. De nos jours, l’armée a été remplacée par la communauté internationale qui est allée plus loin. Elle s’est même permise de changer le gagnant après la tenue des élections de 2010 en ordonnant au CEP de Gaillot Dorsinvil de proclamer Michel Martelly président au détriment de Mirlande Manigat.
L’intrusion américaine dans les affaires haïtiennes n’a rien changé dans la misérable situation financière du pays. Elle l’a même aggravée en forçant Haïti à recourir au concours des États-Unis pour la réalisation de ses moindres ambitions de développement. Or justement, des raisons idéologiques (la ségrégation raciale) empêchaient les capitalistes américains de faire un pas dans cette direction. Mais là où l’occupation a carrément échoué, c’est sur le plan politique et particulièrement sur le plan électoral où aucun renouveau sérieux ne peut être observé. Bien sûr, les élections ont lieu sous l’occupation sans que le général candidat ne descende avec son armée à la capitale et entoure le Parlement de ses troupes jusqu’à ce que le vote de l’Assemblée nationale sanctionne un état de fait.
Tout en faisant mine de s’attaquer à cette forfaiture, les Etats-Unis ont créé la Garde d’Haïti qui a centralisé cette tâche de protéger le régime présidentiel absolu conçu sur le modèle américain mais réalisé avec des déformations grossières. Ainsi, les forces d’occupation ont réglé son compte au système électoral démocratique. Les détracteurs de la participation populaire trouvaient un solide allié chez le commandant des forces d’occupation John H. Russell. Ce dernier déclare, dans son rapport de 1925, que « les paysans qui forment la masse (85%) de la population et qui ont si longtemps été maintenus par leurs frères dans un état d’arriération ont la mentalité d’un enfant de pas plus de 7 ans élevé dans de bonnes conditions »[iv]. Au nom de ces masses paysannes, sous l’égide d’un nationalisme culturel de mauvais aloi, les représentants des fractions dirigeantes des classes moyennes vont investir l’arène politique pour se procurer ainsi, sans complication, leur billet d’entrée dans le maintien du statu quo.
Toutefois, les élites locales ne se sont pas laissé déposséder de leurs prérogatives. Les mauvaises habitudes sont au rendez-vous à chaque élection avec plus d’ardeur que jamais. Le président Vincent aura même le soin de récupérer la « combine » du référendum introduit par l’Occupation pour faire accepter la Constitution de 1918. En procédant à « l’haïtianisation » de cette pratique plébiscitaire, Vincent se donne les moyens de garder le pouvoir et diriger sans le contrepoids du Parlement. Parallèlement, le pouvoir exécutif gardait la haute main sur le processus électoral. D’ailleurs, la Constitution de 1935 ne reconnaît que le pouvoir exécutif. Le législatif et le judiciaire ne sont plus des pouvoirs et ne deviennent que des Corps. Haïti était donc bien partie pour avancer dans le mauvais sens. L’arbitraire affiche son vrai visage et n’avance plus sur la pointe des pieds.
Cent ans de gouvernance d’occupation
De l’occupation américaine de 1915-1934 à l’occupation par la Garde d’Haïti de 1934 à 1957, puis de l’occupation macoute de 1957 à 1986, le relais est pris à nouveau par l’occupation de l’Armée d’Haïti de 1986 à 1994, puis par l’occupation des Nations Unies sur la période de vingt ans comprise entre 1994 et 2014. Haïti aura ainsi vécu cent ans de gouvernance d’occupation. Les gardiens de l’archaïsme veillent en permanence en laissant la mort sinon l’amertume et le chagrin dans les cœurs et les esprits. L’amateurisme politique consiste justement à penser pouvoir gouverner avec un chef d’État qui dirige en violant la loi et en se drapant derrière l’impunité. Une tradition forte que nous charrions depuis 1804.
Ceux qui ont fait leurs classes chez les tontons macoutes croient fermement qu’avoir du pouvoir c’est commettre des crimes en toute impunité. Les coupables ne sont pas jugés et rient aux nez de ceux qu’ils ont embastillés, avilis et détruits. Le dernier en date est Jean-Claude Duvalier qui a bénéficié de l’impunité en dansant sur la musique d’accompagnement de cette alliance maléfique des gouvernements Préval et Martelly. L’horreur insoutenable est dans cette manière de faire qui dénie la justice au citoyen commun et qui place la liberté au centre d’un jeu de dupes. Aucun développement n’est possible avec cette logique de désinvolture.
C’est bien que les forces de la communauté internationale reviennent parfois sur leurs forfaitures au moins en paroles. Cela ne les empêche pas de recommencer avec d’autres marionnettes pour défendre leurs intérêts. C’est la logique des empires et il faut compter avec. Par contre, quand les victimes saluent leurs bourreaux, c’est de l’absurdité qui s’identifie à la servitude nihiliste. Ce n’est pas de la générosité mais de l’insouciance qui encourage la répétition des abus et des crimes. C’est cultiver le goût de la surface et de la solitude pathétique que notre chère Haïti charrie depuis 210 ans. Quand la justice n’existe pas dans une société, la parole reste muette et on est obligé « de se parler par signes ».
L’empoisonnement des esprits
Tout en restant collé à l’actualité événementielle, l’observateur averti doit prendre ses distances d’elle pour tenter de comprendre ce qui s’est passé en Haïti au cours de ce siècle de gouvernance d’occupation 1915-2015. La genèse des volontaires de la servitude nihiliste n’est pas à chercher chez Sudre Dartiguenave ou même chez Louis Borno. En réalité, sous Vincent, le formatage de la complaisance subventionne les assassins, qui peuvent ainsi dormir tranquilles. Le moule de l’opinion encourage l’empoisonnement des esprits, l’absence de poursuites judiciaires et l’impunité. Le conditionnement servile permet à des bandits de tout acabit de pavoiser en engourdissant les consciences. La longévité de la servitude nihiliste a accouché de la politique de la délinquance en plaçant des riens et des vauriens au sommet de l’État. Des gens peu recommandables sans moralité et sans scrupules.
Pendant longtemps en Haïti on a eu des gens qui font classe à part et ceux qui ont de la classe. Parfois c’étaient les mêmes, et c’était à vous de juger et de choisir. Roger Dorsinville explique cette situation en disant :
« Parce que c’était comme ça : la représentation de ce peuple noir ne devait être assurée que par des hommes clairs ; à la chancellerie comme à l’extérieur, sauf le cas des exilés politiques : Salomon, Anténor Firmin, Louis Joseph Janvier, Constantin Mayard, il était difficile, pour un jeune noir de rêver de l’extérieur. En onze ans de Vincent, à part Mayard, on ne comptait comme ministre plénipotentiaire à l’extérieur que l’exceptionnel très grand et très beau, sous une peau noire, lisse et brillante, Dr. Louis Baron, nommé à Londres[v]. »
Dorsinville ajoute que les Noirs au pouvoir en 1946, en accord avec cette servitude nihiliste, octroyaient « les postes de ministre de Commerce et des Finances à un de ces messieurs sous prétexte que le commerce était affaire de leur classe et les finances habituées à leur gestion[vi].» En dépit des apparences, cette pratique irrationnelle s’est poursuivie sous le régime de François Duvalier qui plaça des clairs pour diriger les principales missions diplomatiques à l’étranger : à Washington avec Arthur Bonhomme ; à Paris avec Pierre Merceron ; à Bruxelles avec Lucienne Heurtelou Estimé, etc. On est en droit de se demander les raisons qui font qu’un peuple continue de s’extasier devant des personnages qui sont l’inverse de ce qu’ils représentaient hier.
Les tontons macoutes ont créé le monde à l’envers aboutissant au délire phrénologique des Tèt Kale aujourd’hui. Les effets pervers de la politique de prébendes noiristes ont accouché d’un basculement des « clairs » dans les Tèt Kalé et autres désordres de toute nature. Basculement inconcevable au temps des Victor Cauvin, Pierre Hudicourt, Charles Fombrun, François Dalencour, qui revendiquaient un certain ordre moral. Dans sa critique de l’inconscient collectif, l’auteur de « Barrières » disait en 1945 que la société haïtienne croyait que « le Blanc est un capital ambulant »[vii]. Qu’aurait-il dit aujourd’hui devant cette prosternation devant ce choix imposé par le Blanc ? Heureusement que les protestations de la multitude aujourd’hui permettent d’affirmer que les Haïtiens ne veulent pas se laisser diriger par la nullité !
Le chavirage a fait disparaître de l’autre côté les Clément Jumelle, Jean Price-Mars, Gaston Jumelle, Stephen Alexis, Roger Dorsinville, etc. Le pourrissement des idées progressistes crée un climat porteur d’une dérive des idéaux qui a atteint des sommets avec le Jean-Claudisme. La boite à outils vincentienne a donné lieu à des pratiques d’arrestation, d’élimination des opposants et des journalistes indépendants. C’est le cas avec l’élimination physique de Louis Callard, Joseph Jolibois fils et la fermeture des journaux Le Courrier haïtien, Le Pays, La Bataille, Le Peuple, La Libre Tribune sous le gouvernement de Vincent. La politique se fait désormais sous le signe de la servitude nihiliste. Être restavek pour rien devient l’ultime finalité de l’existence. Sale temps quand le choix de société se fait au détriment du savoir et de l’éthique ! (à suivre)
Leslie Pean
Economiste - Historien
[i] « invested with the power and responsibility of government in all its functions and branches throughout the territory », Arthur Chester Millspaugh, Haiti under American control, 1915-1930, Negro Universities Press, 1931, p. 60.
[ii] Dantès Bellegarde, L’Occupation américaine d’Haïti – ses Conséquences Morales et Economiques, Port-au-Prince, Haïti, Imprimerie Chéraquit, 1929, p. 12.
[iii] Franck Laraque, « Colonel Pierre Haspil : l’autre face de l’armée », Tanbou, automne-hiver 2013-2014.
[iv] U.S. Department of State, Fourth Annual Report of the American High commissioner at Port-au-Prince to the Secretary of State, Government Printing Office, Washington, D.C., 1925, p. 4.
[v] Roger Dorsinville, Marche Arrière, Tome II, Port-au-Prince, Éditions des Antilles, p. 242.
[vi] Ibid.
[vii] Roger Dorsinville, Barrières, Port-au-Prince, Editions Henri Deschamps, 1946, p. 21.
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