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S’éclaircir la peau, peu importe le prix

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De plus en plus de gens mélangent plusieurs crèmes éclaircissantes avec de la permanente, de la tétracycline pour se dépigmenter la peau. Pour être « blanche et belle », ces Noirs qui n'assument pas leurs origines africaines s'exposent à de graves maladies de la peau, au cancer.

Forte, la quarantaine, une femme fait du « lèche stand » sous un soleil de plomb, quelques heures avant le défilé du premier jour gras, aux Gonaïves. Sur son visage couleur cuivre, on remarque sa paupière gauche enflée et ses joues noires laissant l'impression d'être totalement cramées. Ses bras comportent un réseau de vergetures. La peau, au niveau des phalangines de ses deux mains, est complètement noire. Elle fond pourtant dans le décor. Ici, dans la cité de l'Indépendance, elle est loin d'être un cas unique. Des hommes, certains efféminés, crinières or, se dépigmentent la peau aussi. Ce sont, selon la malice populaire, des « grimo et grimèl Boby store », des « soufle lò ».

Le phénomène, constaté depuis plusieurs décennies, est répandu dans tout le pays. « Le rapport de séduction de l'autre sexe est l'une des motivations des jeunes qui s'adonnent à cette pratique », explique Kesler Pierre-Charles, professeur de sciences sociales dans plusieurs écoles des Gonaïves depuis plus de 30 ans. « Ils veulent attirer les regards et ont intériorisé qu'être noir n'est pas beau », poursuit-il, l'âme en peine face à ce qu'il appelle « cette bêtise ». Pour Kesler Pierre-Charles, « il faut une campagne de sensibilisation, de conscientisation » contre cette pratique.

« C'est une aliénation de soi et une honte », tance Marie Laurence Jocelyn Lassègue, femme politique, militante féministe, très attachée aux racines africaines de la grande majorité de la population d'Haïti. Souvent, des gens croient que pour être belle ou beau, il faut avoir le teint clair. Cela commence parfois, selon les témoignages qu'elle a recueillis, par une petite guerre contre un bouton. C'est le « prétexte » avancé, explique Marie Laurence Jocelyn Lassègue.

Ce phénomène appelé « ambification », du nom d'un produit éclaircissant, est répandu dans des pays d'Afrique de l'Ouest. Pour Marie Laurence Jocelyn Lassègue, le poids de la colonisation pèse lourd dans le « refus de l'acceptation de soi », de cette « représentation de la beauté ». Et des médias, des magazines qui rendent hommage à la femme noire, font de la publicité pour des produits éclaircissants, souligne MLJL.

Gaspard Dorélien, journaliste, animateur de l'émission « Une personnalité dit tout » sur Télé Caraïbes tacle les médias. Dans des émissions diffusées sur les chaînes de télévision, le public voit très rarement « des héros noirs ». « Nous singeons les modèles blancs. Brad Pitt est beau gosse, et pour être belle, il faut être blonde », illustre Gaspard Dorélien. La permanente, les greffes, la dépigmentation de la peau entre dans cette dynamique d'aliénation, de rejet de soi, explique-t-il, ajoutant que même l'Haïtien noir discrimine l'autre Haïtienne dont la peau est plus foncée. « Pour se faire accepter, éviter les mots blessants comme ''Shaba, Kalibous, diable baka'' des gens qui ne s'acceptent pas, qui n'ont pas de soutien psychologique se dépigmentent la peau », affirme Gaspard Dorélien.

« C'est évident qu'il y a des portes qui sont ouvertes à ces gens au teint clair », affirme le journaliste, avant d'évoquer la discrimination dans plusieurs strates de la société haïtienne. Des Noirs discriminent des noirs foncés, les Arabes, à leur arrivée en Haïti au début du XIXe siècle étaient discriminés par des mulâtres, des descendants d'Européens installés au pays. Les arabes qui ont fait des petits boulots minables avant d'avoir les rênes du commerce se sont repliés sur eux-mêmes. Et parmi les descendants d'Européens le niveau élevé d'endogamie, cette tendance à que les époux appartiennent à la même catégorie sociale, illustre la complexité de la question de couleur, de représentation de la beauté.

Entre-temps, d'un point de vue médical, la dépigmentation forcée suscite des préoccupations. A la fois à cause du nombre de cas reçus et la vente libre de produits éclaircissants à base, entre autres, d'hydroquinone, de cortizone. « C'est très courant ces jours-ci de recevoir des patients à la clinique qui présentent une hyperpigmentation des joues, des champignons sur la peau et d'autres problèmes après avoir détruit leur barrière cutanée », confie Valérie Dougé Robert, une dermatologue.

« Il m'arrive de recevoir des jeunes patients dans la vingtaine avec des vergetures, des déchirures internes de la peau irréversibles », révèle la praticienne. « Ils font des mélanges de plusieurs crèmes. Des fois, ils mettent de la permanente, de la tétracycline pour décaper la peau plus rapidement. C'est comme une bombe », détaille le docteur Valérie Dougé Robert qui craint le pire.

« Les retombées de l'utilisation de ces produits dans les cinq prochaines années seront lourdes si rien n'est fait pour sensibiliser la population par rapport à ces pratiques dangereuses», prévient-t-elle. « A la longue, après avoir abimé ou détruit la barrière cutanée, l'exposition aux rayons ultraviolets peut entraîner un cancer.

Roberson Alphonse
Source: Le Nouvelliste

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