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Bèl Ochan pour Guy Alexandre par Leslie Péan

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Par Leslie Péan, 10 mars 2014 ---   J’ai appris avec une grande tristesse la nouvelle de la mort de Guy Alexandre survenue à Port-au-Prince le 28 février 2014. Un homme d’une pensée profonde, d’une grande générosité. Une personnalité sympathique et chaleureuse. Un cérébral dont la vision des choses ne fut jamais comprise de ceux qui parlent avant de réfléchir et jugent avant d’écouter. Un diplomate d’une rare compétence et d’une grande intégrité. Il était aussi un militant engagé obstinément dans la lutte pour les droits de la personne et contre toutes les atteintes à la dignité. Dans le répertoire des combats qu’il a menés, celui pour la dignité des Haïtiens en République Dominicaine et des Dominicains d’origine haïtienne décroche le prix d’excellence. Une percée initiée vingt ans auparavant, en plein dans l’Action Patriotique des années 1971-1972, quand il a rencontré, entre autres, José Francisco Peña Gómez, à la Maison des Provinces de France à la Cité universitaire à Paris.

 C’était l’époque au cours de laquelle les militants de l’organisation dominicaine Linea Roja avaient publié leur enquête sur les conditions inhumaines d’existence et de travail des « braceros Â» haïtiens en République Dominicaine. Ils disaient  que ces derniers « appartiennent fondamentalement au mouvement révolutionnaire dominicain, car ils travaillent en République Dominicaine et n’ont aucune relation avec Haïti ; ils ne retourneront pas en Haïti et sont exploités par les Yankees et les Dominicains, non par les Haïtiens[1]. Â» Contrairement aux courants rétrogrades qui voulaient, comme la toile de Pénélope, que l’unité des luttes des deux peuples se démaille chaque jour, les démocrates et progressistes appelaient à la solidarité militante des Haïtiens et des Dominicains. Comme Geffrard le fit avec Lupéron ou encore comme Duracine Pouilh, directeur du journal L’Opinion nationale, le fit avec le dominicain Alfred Deetjen en 1861.

On aurait tort de croire que Guy n’a jamais été confronté à des choix difficiles. Il a su à des moments particuliers sortir de ce qu’on a appelé « l’engrenage de la clandestinité pour le plaisir de la clandestinité Â». Il a refusé cette dérive pour affronter de l’intérieur le régime des Duvalier pendant un certain temps. Dont ces cinq mois passés au cabinet de Marc Bazin au Ministère des Finances. Dans un groupe qui avait plus de matière grise que tous les porte-parole du gouvernement réunis. Et qui comptait dans ses rangs des gens de caractère et de principes.

 Les sables mouvants du terrain

  Guy a vécu le jean-claudisme agonisant, entre autres, dans le domaine de l’éducation. Il a alors mesuré dans l’angoisse le triomphe de l’irrationnel dans un environnement qui, tout en affichant des airs de modernité, s’enfonçait dans un conservatisme dévastateur. Il a consigné ses souvenirs de cette période dans un texte[2] d’une grande importance pour la compréhension du gâchis et de la cacophonie qui ont mené à 1986. Par exemple, sa manière de présenter les ronronnements de Jean-Marie Chanoine, ministre de l’Information et des Relations Publiques, dévoile bien le coté manifestement ténébreux d’une équipe gouvernementale déterminée à dissimuler sa mauvaise foi et son manque de vision sous une avalanche de déclarations d’intention et de projets apparemment bien intentionnés.

Nous sommes en janvier 1982, et Guy est membre d’une délégation composée de Guy-Serge Pompilus et de Raymond Chassagne qui a pour mission de planifier, dans le cadre de la réforme de l’éducation du ministre Joseph C. Bernard, le programme de sensibilisation préalable à l’introduction du créole dans le système scolaire. Le comité rencontre à cet effet le ministre de l’Information et des Relations Publiques avec une bonne dose d’illusions. Guy-Serge Pompilus parle le premier et fait état d’une déclaration du président Jean-Claude Duvalier appuyant la réforme de l’enseignement. D’humeur égale, ni enthousiaste ni déprimé, Guy présente dans un document publié en 2013 l’image un peu goguenarde du ministre Chanoine évoquant les incertitudes, sinon les oppositions farouches, auxquelles se heurte cette réforme en disant :

« Messieurs , je vous croyais plus mûrs… Le message du Président que vous évoquez… porte de belles phrases pour de beaux discours… La vérité est que la décision politique  véritable n’a pas encore été prise, relativement  à cette réforme…. Et c’est vrai aussi que, dans les avenues du pouvoir, il y a des gens puissants qui sont opposés  à  ce projet[3] .»

La réforme était donc mal partie. Elle sera interrompue au terme de la première phase, avec les résultats qu’on connaît. Guy a connu également d’autres poussées de fièvre très dangereuses en servant le pays sous des autorités publiques qui ne lui arrivaient pas à la cheville. Quand des amis lui reprochaient d’avoir tenté ces percées vouées à l’échec, il réagissait avec un désarroi mesuré. Il a su toujours gérer l’adversité avec diplomatie pour ne pas tout désavouer en public. En ce sens, son discours d’intellectuel voulait toujours dépasser le niveau de connaissance du commun. Dans sa recherche de la vérité, il allait carrément à l’encontre du précepte de la Bible : « Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré ; ne jetez pas vos perles devant les porcs ; ils pourraient bien les piétiner, puis se retourner contre vous pour vous déchirer. Â» (Matthieu VII, 6). Ce qui dans le savoureux créole revient à dire : pa bay chen met kanson. Guy n’a pas exprimé dans ses écrits son point de vue sur l’utilisation qui devait être faite du créole au terme de la réforme. Il est toutefois permis de penser qu’il n’y voyait pas un encouragement au laisser-aller et au tout voum se do que l’on observe aujourd’hui.

 Un partisan acharné de la préservation de la mémoire

Guy faisait toujours de son mieux pour essayer de sauver ce qui semblait pouvoir l’être. Une vraie gageure dans un pays où la politique et devenue le terrain de prédilection des artisans de l’absurde et où le savoir est souvent obligé de se mettre au service de l’ignorance. Deux jours avant son décès, on apprenait que l’illustre ingénieur et ambassadeur Pierre Lelong venait de mourir à Mexico dans l’indifférence complète d’une chancellerie qu’il a servie pendant plus de dix ans avec compétence et désintéressement. Se pose alors une question cruciale à laquelle je n’ai malheureusement pas de réponse : Faut-il comme l’ambassadeur Lelong, préférer les affres de la solitude et d’un certain anonymat sur la terre étrangère aux satisfactions passagères de la visibilité et de l’engagement dans les sables mouvants du terrain  haïtien?   An ayiti bon pa donnen !

Face à un monde qui ne cesse de se dérober dans l’oubli, Guy était un partisan acharné de la préservation de la mémoire. Et, de ce fait, de la pensée, d’une pensée qui l’a amené à consacrer les 25 dernières années de sa vie à l’étude des relations d’Haïti avec la République Dominicaine. Sa participation à la conférence-débat du 22 octobre 2013 organisée par l’Université d’État d’Haïti, la Société haïtienne d'histoire, de géographie et de géologie et le Centre de consultations et de recherches spécialisées en sciences humaines et sociales (Centre Challenges) restera dans l’histoire comme un témoignage éloquent de son courage et de la pertinence de ses vues sur le sujet. À cette occasion, Guy Alexandre était en compagnie de Suzy Castor, Wien Weibert Arthus et Watson Denis. La conférence a été télévisée et retransmise par Radio Télévision Caraïbes (RTC).

 La rançon a été déboursée avant le crime !

 J’entends encore la voix saccadée de Guy me demandant au téléphone de retrouver certains de ses textes parus dans les périodiques Coumbite et En Avant de la période 1971-1977. Je l’entends encore attirant mon attention sur l’importance des événements d’Hatillo Palma[4] (appel des néo-nationalistes dominicains exigeant le départ ou le lynchage des Haïtiens de la localité d‘Hatillo Palma en 2005) et enfin sur l’arrêt TC 168/13 de 2013. Guy était profondément inquiet par ce qu’il considérait comme le résultat de l’appel contagieux aux chasses à l’homme qui ont commencé à Barahona[5] déjà en 1976 et qui se sont poursuivies à Pueblo Nuevo, Villa Trina, Haina, Higuey, Neiba, Guyaubin II[6] au cours des années 20O9-2013. Guy était encore préoccupé par l’arrière-goût amer du massacre de 1937 que lui laissait l’arrêt TC 168/13. Il avait d’autant plus raison qu’en 1937 l’argent fut payé au gouvernement haitien après le massacre pour qu'il ne proteste pas trop, tandis qu’aujourd’hui l’argent a été versé avant l’arrêt TC 168/13. Les révélations faites par les journalistes Nuria Peria et Jean-Michel Caroit[7] indiquent que la rançon a été déboursée avant le crime !

Je retiens surtout de Guy que l’exigence éthique n’est pas quelque chose d’abstrait mais bien une pratique permanente. En guise d’hommage à cet ami, je me propose de publier en trois parties prochainement les bonnes feuilles de mon ouvrage Continuités et Ruptures dans les relations entre Haïti et la République Dominicaine qui sort le 19 juin 2014. Ces deux pays constituaient pour lui un sujet constant de réflexion, une source permanente d’inspiration. Qui lui a donné l’énergie nécessaire pour approfondir dans son ouvrage Pour Haïti, Pour la République dominicaine publié l’an dernier chez C3 Éditions cette perception tenace d’une autre gestion des relations entre les deux pays. Devant un dossier aussi lourd, Guy a toujours combattu pour que nos dirigeants cessent d’agir en pompiers pour se transformer en architectes. Avec une projection dans l’avenir pour tenter d’effacer autant un passé qui ne cesse de revenir qu’un présent qui s’évanouit quand on essaie de l’attraper. Appel à une transparence indispensable pour aller à l’essence des choses.

Leslie Pean


[1]Linea Roja, « Le problème haitiano-dominicain Â», reproduit dans Coumbite, septembre-octobre 1971, numéro 2, p. 33.

 [2] Guy Alexandre « La politique éducative du jean-claudisme : Chronique de l’échec "organisé" d’un projet de réforme Â», dans Lyonel Trouillot et Pierre Buteau, Le prix du jean-claudisme -- Arbitraire, parodie, désocialisation, P-au-P,  C3 Éditions, 2013,

[3] Ibid, p. 30.

[4] Carlos Dore Cabral, « Después de Hatillo Palma -- Lo nuevo y lo viejo en la inmigración haitiana », Revue de la Fondation Global Développement et Démocratie (FUNGLOBE), volume 3 numéro 8, janvier-février 2006, Santo Domingo. Le texte est repris en français sous le titre Â« Après Hatillo Palma -- L’ancien et le nouveau dans la question de l’immigration haïtienne » dans l’ouvrage de Guy Alexandre, Pour Haïti, Pour la République Dominicaine, C3 Éditions, Port-au-Prince, juin 2013, p. 307-321.

[5] Ramón Antonio Veras, « Terror contra los Haitianos de Barahona Â», El Nacional de Ahora, 19 de Febrero de 1976.

[6] Guy Alexandre, « Relations haïtiano-dominicaines, une conjoncture de tous les dangers Â», Recontres, numéro 20-21, P-au-P, septembre 2009.

[7] « Nuria revela que Félix Bautista y amigos regalaron millones de dólares a Martelly Â»,  Acento.com.do, 02 de abril del 2012. Lire aussi Jean-Michel Caroit, « Les pièces du scandale Â», Le Nouvelliste, 2 avril 2012. Lire enfin Jean-Michel Caroit, « Un scandale de corruption entache les autorités dominicaines et haïtiennes », Le Monde, 3 avril 2012.

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