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Le miroir de la visite du Prix Nobel nigérian Wole Soyinka en Haïti (2ème partie)

wole-soyinka facebookEcrivain nigérian et prix Nobel Wole Soyinka

 Par Leslie Péan, 24 février 2018  ---  Au premier abord, Wole Soyinka ne se laisse pas prendre au piège de la race. Fumisterie inventée par les racistes pour justifier leur surexploitation des peuples de couleur. Stupidité qui va à l’encontre de tous les travaux de la génétique sur l’évolution de l’être humain depuis l’Afrique il y a de cela 60 000 ans. Soyinka exprime clairement le rôle joué par les rois et autres griots africains dans la traite et l’esclavage. Il le fait en plusieurs occasions. La plus percutante étant celle de l’an 1999 suite à sa traduction en anglais du discours du président béninois Matthieu Kérékou demandant pardon à la diaspora africaine pour la participation des rois africains à cette tragédie de la traite des Noirs.  À l’instar de la dénonciation des démocrates haïtiens dénonçant la vente par les tontons macoutes des travailleurs haïtiens allant couper la canne à sucre en République Dominicaine au cours du 20ème siècle, Soyinka dénonce le rôle joué par les rois africains dans la traite atlantique au côté des négriers européens.

L’école de la négritude et du noirisme a essayé de jeter un voile de silence sur ces méfaits afin d’occulter les intérêts de classe qui ont toujours primé sur les rapports entre les individus. Au fait, cette surdétermination des intérêts de classe est dénoncée par Soyinka longtemps auparavant dans la lecture incisive qu’il en fait dans La danse de la forêt[1]. Une œuvre écrite pour célébrer l’indépendance du Nigeria en 1960 et dans laquelle le dieu Ogoun est omniprésent reflétant la culture Yoruba de l’auteur. Soyinka demande une introspection pour identifier le rôle joué par les passeurs Africains dans la traite des Noirs. Sur ce point, les références sont de plus en plus visibles. 

Miroir généalogique et images spéculaires 

Les navigateurs portugais qui arrivent en 1491 au Kongo (territoire allant de l’Angola d’aujourd’hui passant par le Congo jusqu’à la frontière du Gabon) brandissent leur Dieu chrétien, baptisent le roi angolais, changent son nom de Ngzimba à João 1er et celui de son fils à Afonso 1er. L’évangélisation conduit alors à la destruction des maisons des idoles et des fétiches et à un processus d’acculturation sans précédent. Le roi João 1er puis son fils Afonso1er envoient des esclaves au roi du Portugal Manuel 1er. Le roi Kongolais envoie un ambassadeur au Portugal pendant que la traite des esclaves est mise en orbite.  Les correspondances entre le roi du Kongo et le roi du Portugal entre 1506 et 1543 illustrent la stratégie appliquée pour poser les jalons de la traite des esclaves[2]. Et même quand le roi du Kongo Afonso 1er voulut réduire le commerce des esclaves, le roi João III du Portugal lui répondit que c’était trop tard et qu’il fallait même augmenter la cadence des envois de captifs[3].

Déroutée après la chute de Constantinople aux mains des Turcs en 1453, l’église catholique apostolique romaine sanctifie la pratique odieuse de la traite esclavagiste par la bulle du Pape Nicolas V le 8 janvier 1454 qui s’attaque aux infidèles sarrasins. Ces derniers étaient les musulmans qui venaient de faire la conquête et de mettre en esclavage une partie de l’Afrique[4]. On comprend donc ce message de Don Afonso au Pape en 1521 déclarant : « Autrefois nous étions esclaves des idoles et du démon. Le très sérénissime roi du Portugal João II d’abord, aujourd’hui Manuel, son successeur, nous ont miraculeusement libérés de cette captivité et de cette très grande erreur. Ils nous ont amenés à la vraie connaissance de Notre Seigneur Jésus-Christ et de sa très sainte foi. Nous avons alors été purifié de toute lèpre par l’eau du saint baptême, nous et notre peuple tout entier[5]. » La redoutable messe est dite et elle continue de l’être car, dans cette optique, rien n’est négligé ! Un miroir généalogique avec ses images spéculaires que Wole Soyinka nous force à regarder de face.

En effet, même après que l’esclavage a été déclaré illégal par les abolitionnistes en Angleterre en 1807, on trouve encore des rois africains à vouloir continuer cette pratique criminelle. C’est le cas avec le roi Pepple de Bonny (Nigeria) qui dit à son interlocuteur anglais au 19e siècle : « Nous pensons que cette traite doit continuer - c'est le verdict de notre oracle et de nos prêtres. Ils prétendent que votre pays, malgré sa puissance, ne peut arrêter un commerce prescrit par Dieu lui-même[6]. » Le roi Tegbesu (1728-1760) du royaume du Dahomey ne disait pas mieux, car il gagnait en 1750 à lui seul 250 000 livres sterling par an pour la vente annuelle de 9 000 esclaves, « soit bien plus que les plus riches trafiquants de Liverpool et de Nantes, et quatre à cinq fois le revenu annuel des plus riches propriétaires terriens d'Angleterre [7] !»

Dans la même ligne de pensée, le roi Ghézo (1818-1858) du Dahomey lutte pour la continuation de la traite en disant en 1840 : « La traite a constitué le principe directeur de mon peuple. C'est la source de sa gloire et de sa richesse. Ses chants célèbrent nos victoires et la mère endort son enfant avec des accents de triomphe en parlant de l'ennemi réduit en esclavage. Puis-je en signant [...] un traité, changer les sentiments de tout un peuple ?[8] » Au fait depuis un siècle auparavant, le royaume du Dahomey en 1750, 1795 et 1805 avait envoyé des ambassadeurs à Bahia au Brésil pour négocier des accords de monopole dans la traite des esclaves[9]. Les correspondances échangées entre les rois Adandozan du Dahomey et Agonglo de l’Ardra (Allada) avec le régent Don João du Brésil pour avoir le monopole de la traite en témoignent[10]. Sans provoquer de torticolis, Wole Soyinka regarde en face ce passé, tout en sachant que certains rois africains avaient refusé de vendre leurs semblables aux négriers européens. Bien sûr, ces derniers n’avaient pas la masse critique nécessaire pour faire contrepoids aux courants qui ont saigné à blanc le continent. 

Pour une réédition des cinq glorieuses de 1946 

Le discours critique de Soyinka dérange et est parfois considéré comme une insulte à l’endroit des Africains par les « cerveaux lents ».  Mais il ne se laisse pas faire et traque les tyrans africains du 15e au 18e siècle autant que les dictateurs africains contemporains où qu’ils soient, d’Idi Amin Dada en Ouganda à Robert Mugabe au Zimbabwe.  Son travail très risqué de défrichage du terrain n’a pas de prix. L’auteur reconnait les difficultés auxquelles son propre pays riche en pétrole sont exposées. En effet, le Nigéria est aussi riche en corruption, les parlementaires les moins payés gagnent plus que le salaire d’un président américain, sans compter les avantages et autres gains non enregistrés[11]. Cela ne fait que décupler les problèmes que la population nigériane doit affronter lors des élections pour déterminer le candidat favorable à la démocratie, à la justice sociale et au développement.

Le passage du Prix Nobel Wole Soyinka en Haïti peut constituer cette étincelle capable de « mettre le feu à toute la plaine » comme le fut la visite de l’écrivain André Breton, chef de file du mouvement surréaliste et de l’artiste cubain Wilfredo Lam, à Port-au-Prince en décembre 1945. Leur séjour en Haïti devait contribuer à la victoire du mouvement de 1946 qui mit fin à la dictature du président Lescot. À la jeunesse haïtienne d’aujourd’hui et à la société civile dans son ensemble de montrer qu’une réédition des cinq glorieuses est encore possible ! 

Leslie Péan
Historien - Economiste

[1] Wole Soyinka, La danse de la forêt, Paris, L’Harmattan, 2000.

[2] Lettre d'Afonso Ier au roi Dom Manuel Ier, 5 octobre 1514, document 22 dans Louis JADIN et Mireille DICORATO, Correspondance de Dom Afonso, roi du Congo 1506-1543, Académie royale des Sciences d’Outre-Mer, Classe des Sciences morales et politiques, N.S., X LI-3. Bruxelles, 1974. Les compilateurs JADIN et DICORATO sont respectivement professeur à l’Université de Louvain et professeur associé à l ’Université Nationale du Zaïre à Lubumbashi

[3] Voir documents 60 et 61 de 1529, p. 171 et 186 dans Louis JADIN et Mireille DICORATO, op. cit.

[4] Tidiane N’Diaye, Le génocide voilé, Paris, Éditions Gallimard, 2008.

[5] Voir document 15, p. 66 dans Louis JADIN et Mireille DICORATO, op. cit.

[6] Tidiane DIAKITÉ, La traite des Noirs et ses acteurs africains, Paris, Berg international, 2008, p. 188.

[7] Thibault, Les partenaires africains de la traite négrière atlantique, Philisto.

[8] Tidiane DIAKITÉ, La traite des Noirs et ses acteurs africains, op. cit., p. 189.

[9] Wlamyra R. de Albuqueque,Uma história do negro no Brasil, Salvador, Centro de Estudos Afro-Orientais, Brasília: Fundação Cultural Palmares, 2006, page 28. 

[10] Mariza de Carvalho Soares, « Trocando galanterias: a diplomacia do comércio de escravos, Brasil-Daomé », 1810-1812, Afro-Ásia no.49 Salvador Jan./June 2014, http://dx.doi.org/10.1590/S0002-05912014000100008  

[11] Wole Soyinka, « Nigeria: elections underway, hope and blood », Newsweek, April 3, 2011