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Pour un ordre social humain en Haïti (1 de 5) (Considérations liminaires)
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- Publié le lundi 7 mars 2016 00:29
Par Leslie Péan, 5 mars 2016 --- Les démocrates et progressistes suivent de près les manœuvres du gouvernement issu de l’Accord du 6 février 2016 signé entre le président Martelly et le Parlement. Ils ont encore à l’esprit le scénario des élections de 2010-2011 organisées par le Conseil Électoral Provisoire (CEP) de Gaillot Dorsinvil et ne veulent plus être les dindons de la farce. Ils veulent donc voir dans le concret des actions qui s’éloignent du ronronnement sourd de la magouille. Pour sortir Haïti de l’ordre social qui la maintient dans les ténèbres sur une route sans panneaux. En effet, depuis 212 ans, le pays persiste dans la mauvaise voie, incapable de faire le coup de volant nécessaire pour se redresser. Nécessité donc de ne pas rester à la surface de l’événement et d’aller au fond. Pour questionner la culture de l’instant qui dicte la conduite des hommes et des femmes de notre pays. Une conduite pire que celle des « autorités » macoutes ou martellistes piétinant toute réglementation.
Face aux déchirures provoquées par les élections frauduleuses de 2010-2011, nous avions écrit : « On ne saurait oublier que les parlementaires qui jugeaient de la candidature des premiers ministres présentés par le président Martelly sont eux-mêmes issus d’élections frauduleuses et contestées. Les Haïtiens ont dû passer l’éponge et accepter les parlementaires mal élus. La communauté internationale, pour ne pas dire le gouvernement américain, n’a pas contesté les élections législatives du 28 novembre 2010 et du 20 mars 2011 comme elle l’a fait pour les présidentielles[1]. Face aux démocrates de la classe politique qui demandaient l’annulation totale du scrutin du 28 novembre 2010, la communauté internationale a imposé la solution du « second best » qui nous a donné le président Martelly. Prise au collet, elle a préféré le demi-mal au chaos, au grand dam des démocrates haïtiens qui ont dû se résigner et, contre mauvaise fortune, faire bon cœur[2]. »
Une fois de plus, le même scénario se joue aujourd’hui. Une aventure identique. Le spectacle a lieu avec un décor semblable. Aussi, l’atmosphère est crispée. Nous avons écrit qu’on peut voir en « Jocelerme Privert, une exception acceptable si elle sert à l’État de droit[3]. » Une exception qui doit permettre de revenir à la règle, comme celle de ce 29 février contribue à revenir à l’année normale de 365 jours. Dans notre cas, l’exception Privert est acceptable si elle contribue à la mise en valeur de la dignité, au triomphe de l’éthique minimale et au rétablissement du droit, trois choses fondamentales qui créent un ordre social basé sur la justice. C’est ce que l’humanité a appris depuis Aristote. La société haïtienne n’arrive pas à créer un ordre social jetant les bases du vivre ensemble, justement parce qu’elle s’écarte de la finalité essentielle du politique qui est l’établissement de la justice. Comme l’explique judicieusement Laënnec Hurbon, « les discours politiques de nos leaders s’apparentent plutôt à des fables. Ces discours vous propulsent sur la scène et vous permettent de vous positionner pour le pouvoir : avoir été candidat est une source de rente et de notoriété symbolique[4]. »
Au fait, les fables sont importantes et font partie de la combinaison échafaudée pour maintenir le volcan en éruption. Elles sont capitales pour empêcher la société de s’en sortir face à l’envie de tuer des assassins. Le temps des fleurs de la liberté a été transformé en temps de dévastation et de brigandage. Le monde est à l’envers et va de la civilisation à la barbarie. Pour paraphraser le magistrat Heidi Fortuné, le désordre se généralise pour devenir règle de conduite[5]. La « situation financière chaotique » dont parle le président Privert saute aux yeux. Les factures de PetroCaribe ne sont pas payées depuis le mois de juillet 2015, soit 91 millions de dollars. Pourtant, le gouvernement de Martelly signe un contrat de 50 millions de dollars en octobre 2015 avec une firme israélienne pour la surveillance des frontières et selon le Sénateur Bien-Aimé, le Ministre des Finances demande à la Banque centrale de payer 20 millions de ce montant en février 2016.
En réalité, la « situation financière chaotique » peut se mesurer à partir de la monnaie qui est l’épine dorsale de l’économie. L’effondrement de la gourde qui n’a cessé de perdre de sa valeur sous Martelly a été particulièrement significative tant en termes de pouvoir d’achat que de taux de change. En effet, le taux de change nominal est passé de 41 gourdes à 62 gourdes, soit une hausse de 21 points de 2011 à 2016 et la dégringolade se poursuit. Jamais le taux de change ne s’est autant détérioré en cinq ans. Comme on le sait, le taux de change a augmenté de 9 points et est passé de 7.65 gourdes en 1991 à 16.04 gourdes en 1996. Puis il est passé de 16.9 gourdes en 1997 à 25.5 gourdes en 2001, soit une hausse de 8.6 points. Ensuite, il est passé de 25.5 gourdes en 2001 à 43 gourdes en 2005, soit une hausse de 17.5 points. De 2006 à 2011, le taux de change est passé de 43 gourdes à 41 gourdes, soit une baisse de 2 points. En clair, la bascule et l’effondrement de la gourde n’ont jamais été aussi grands que sous le gouvernement de Martelly.
La politique de l’absurdité
Le passage par l’absurdité du Parlement composé de mal élus pour élire un président légalement représente le renouvellement d’une étrangeté qu’Haïti a connu en 2010-2011. Les Haïtiens d’aujourd’hui ne semblent pas capables de faire une révolution, en utilisant tous les moyens à leur disposition, y compris la violence des armes comme l’ont fait nos aïeux en 1803. La passivité actuelle de la population a été interprétée comme une démission collective. Certains pensent que les Haïtiens d’aujourd’hui s’ils vivaient à l’époque coloniale seraient encore dans l’esclavage, tant ils tergiversent avec leurs bourreaux. Au fait, il importe de constater qu’Haïti est en train de subir depuis plus de deux siècles son propre effet boomerang. Cela arrive quand la pensée anticipatrice n’est pas aux commandes. Alors on navigue à vue. Dans une éternelle zone de turbulences. Tous les pouvoirs sont monopolisés par un petit groupe. Les massacres sont ordonnés à la moindre occasion. La production de sucre diminue et on n’arrive même pas à remplacer les moulins à sucre en fer. On doit se contenter de moulins à sucre en bois avec tout ce que cela implique au niveau de la baisse de la production.
Aujourd’hui, la communauté internationale qui appuie l’absurdité de faire la loi avec les hors-la-loi du Parlement n’est pas son coup d’essai. Elle l’a déjà fait en l’an 2010 et maintenant elle l’exporte. Selon le Groupe des 7 partis politiques de l’opposition en République Démocratique du Congo (RDC), « la jurisprudence haïtienne a fait des émules [6]» et la solution d’un « président intérimaire » est envisagée. Au fait, la communauté internationale tente d’appliquer sur le plan politique l’absurdité qu’elle impose sur le plan économique. En effet, les banques centrales de la zone Euro et du Japon orchestrent des taux d’intérêt négatifs qui conduisent d’une part les banques commerciales à leur payer pour garder leurs dépôts et d’autre part les banques centrales à prêter de l’argent fictif (créé à partir de rien) aux gouvernements en faillite. Une absurdité que la Federal Reserve aux Etats-Unis s’apprête à utiliser comme l’affirme la présidente Janet Yellen[7].
Le capitalisme tente de sortir de ses contradictions indépassables et de ses crises à travers sa politique monétaire et l’endettement qui ne fait qu’augmenter, dépassant la totalité du Produit Intérieur Brut (PIB) dans nombre de pays. Ultime tentative imposée par les Etats-Unis depuis l’interdiction de posséder de l’or en 1933, suivie de l’établissement de l’étalon de change-or avec les Accords de Bettons-Woods en 1944, puis enfin l’abandon total de l’or et la consécration de l’étalon-dollar en 1971.
La « situation financière chaotique » d’Haïti est le résultat de l’augmentation des déficits budgétaire et extérieur, en particulier avec une dette publique qui représente près du tiers du PIB en 2015. Lè nou fè sa nou pi pito crée un ordre social crochu qui fonctionne en dehors de la ligne droite, en dehors du droit. En ce sens, ce n’est pas un hasard si le pouvoir judiciaire a été mis de coté lors de la signature de l’Accord du 6 février 2016. Ceux qui ont été à l’école secondaire et qui ont étudié le grec en classe de 6e, 5e et 4e savent que l’absence du droit (nomos en grec) se répercute dans l’économie (ikos nomos) et surtout dans la monnaie (nomisma) qui en est la colonne vertébrale. Ces problèmes structuraux se greffent sur les questions conjoncturelles de dirigeants Tèt Kale qui s’attaquent à tout ce qui représente la dignité. Des observations confirmées par le philosophe Hérold Toussaint qui écrit : « Nous autres Haïtiens, nous n’éprouvons plus la honte. Cette émotion, nous l’avons perdue depuis la fin du 20e siècle. Nous ne cessons de tendre la main à la communauté internationale. Nous demandons sans cesse la charité. Nous demeurons trop dans l’assistanat sans faire preuve d’un minimum de dignité[8]. » (à suivre)
Leslie Pean
Historien - Economiste
[1] Élections présidentielle, législatives et sénatoriales du 28 novembre 2010 et du 20 mars 2011 en Haïti, Rapport de la Mission d’information et de contacts de la Francophonie, Organisation Internationale de la Francophonie, 2011.
[2] Leslie Péan, « À propos d’une réflexion de l’ex-ambassadeur américain Daniel H. Simpson (deuxième partie) », AlterPresse, 14 novembre 2011.
[3] Leslie Péan, « Jocelerme Privert, une exception acceptable si elle sert à l’État de droit », AlterPresse, 16 février 2016
[4] Laënnec Hurbon, « Le vide des idées ou l’appétit du pouvoir », Le National, 24 février 2016.
[5] Heidi Fortuné, « La justice – un bateau sans capitaine », Cap-Haïtien, heidifortune.blogspot.com, 20 janvier 2016
[6] « Jurisprudence haïtienne en RDC. En cas de glissement, " président intérimaire " selon G7 », 7sur7.cd, 20 février 2016.
[7] David Asman, « Janet Yellen and 'negative interest rates': America, this is the last nail in a saver's coffin », Fox News, February 11, 2016. Lire aussi Neil Irwin, « Negative 0.5% Interest Rate: Why People Are Paying to Save », New York Times, February 12, 2016.
[8] Hérold Toussaint, « Nous avons perdu la capacité d’avoir honte », Radio Télévision Caraïbes, 4 juin 2015.
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