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Haiti: LA JUSTICE - UN BATEAU SANS CAPITAINE

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La justice est un service public tout à fait particulier en ce qu'elle structure l'État de droit et la société démocratique. Défenseur de l'intérêt général, garant des libertés publiques et individuelles, le magistrat exerce à la fois un métier passionnant et exigeant, relevant de compétences intellectuelles et humaines importantes, ainsi que d'un haut niveau de responsabilités. Il est non seulement au cœur de la vie de la cité mais plus encore en prise directe avec le quotidien des citoyens et leur réalité. Sous quelque forme et à quelque niveau qu'elle s'exerce, la fonction judiciaire est un rouage essentiel de toute société civilisée. Sont tout aussi essentiels l'indépendance de ce pouvoir face au pouvoir politique, le respect dont il doit être entouré, et la compétence et l'intégrité avec lesquelles il doit être exercé.

 
Depuis toujours, la part du budget de l'État consacré à ce service public est structurellement insuffisante. Cette situation dégrade profondément les conditions de travail des magistrats et fonctionnaires; certaines juridictions se trouvant en situation de faillite totale par rapport aux missions qu'elles devraient assurer. Malgré la création du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire, la justice haïtienne reste très largement tributaire d'une gestion ministérielle, elle-même dépendante des aléas de la vie politique, que ce soit pour la carrière des juges, leur formation, ou la détermination des moyens alloués au bon fonctionnement des juridictions. Historiquement, la justice a toujours été le parent pauvre. C'est l'un des trois pouvoirs de l'État mais les deux autres s'assoient sur elle, et cela a toujours été ainsi.
 
Il a fallu l'échéance présidentielle du 07 février 2016 pour constater que le pouvoir judiciaire est effectivement l'ombre de lui-même. Et les récents soubresauts de l'Exécutif et du Législatif attestent de l'ampleur de la situation. Au-delà du désordre actuel dans l'arène politique haïtienne, les deux autres pouvoirs s'approprient à eux seuls la souveraineté nationale comme s'ils détenaient la totalité de la puissance de l'État et pouvaient tout faire, ignorant que l'ensemble des trois pouvoirs (Exécutif- Législatif- Judiciaire) constitue le fondement essentiel de l'organisation de l'État et qu'aucun d'eux ne peut sous aucun motif, sortir des limites qui lui sont fixées. Certes, le pouvoir judiciaire a toujours été dans une position délicate par rapport à la politique mais, quand il s'agit de prendre les grandes décisions concernant l'existence, la survie et l'avenir de la nation..., il a son mot et son veto. Il n'y a pas de souveraineté par nature, mais seulement en conséquence d'une habilitation reçue de la constitution.
 
Après le coup de force orchestré par le parlement, de connivence avec le chef de l'État sortant, les faits semblent confirmer que le pouvoir judiciaire souffre de son commandement. Le président du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (CSPJ) aurait dû intervenir immédiatement pour dénoncer l'accord paraphé par les deux autres pouvoirs en violation de la charte fondamentale de la République. Malheureusement, rien de tout cela n'a été fait. Un bateau sans capitaine, c'est l'image que renvoie la justice à l'opinion. Le leadership est une qualité humaine qui entraine autant qu'elle rassure.  Que les pouvoirs politiques s'entredéchirent ou que leurs alliés ruent dans les brancards pour n'avoir pas encore reçu leur part du gâteau ne choque nullement. Cela relève de l'ordre presque normal du fonctionnement de l'Exécutif et du Législatif. Mais quand il est question de souveraineté nationale et des grands principes du droit, les magistrats exigent du Président du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire qu'il incarne pleinement et davantage son rôle de capitaine.
 
Cela vaut la peine d'être répété car il s'agit d'un gifle pour la magistrature et la justice en général. Un tel déni ne doit plus se reproduire. Jamais plus jamais! Dans les zones de turbulence comme en eaux troubles ou en période de doute, la présence d'un capitaine à bord doit être fortement ressentie par l'équipage. Un chef est un marchand d'espérances. M. le Président du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire, les magistrats vous regardent. L'heure est venue pour vous d'assumer pleinement la charge qui vous incombe et de rassurer tout le corps judiciaire. Les Magistrats attendent de vous plus de hauteur et de sérénité. Il vous est encore possible de vous ressaisir et de redresser la barre avant que le désordre ne se généralise pour devenir règle de conduite. Le bateau tangue mais tanguer n'est pas chavirer. Et à défaut d'agir...réagissez donc mon capitaine!
Respectueusement!
Heidi FORTUNÉ
Magistrat, Inspecteur Judiciaire
Cap-Haïtien, Haïti, ce 20 janvier 2016
http://heidifortune.blogspot.com