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La politique d’humiliation de Martelly (3 de 3)

caricature - martelly sophia drapeau 600

Par Leslie Péan, 5 septembre 2015  ---  Les gouvernements changent mais la matrice produisant l'inertie ne change pas. Le gouvernement Tèt Kale montre jusqu'où la bassesse peut aller dans la glorification et l’exaltation de la sottise. Dans la subordination au pouvoir, aucune place n’existe pour l'ennoblissement. Le comble de l’avilissement, c’est que le pays entier a accepté le mal, cette laideur sans fond, et n’a pas pu renverser Martelly du pouvoir car les forces d’occupation de la communauté internationale s’y opposent. Haïti est-elle condamnée à cette aberration dans laquelle même les victimes sont complices de leurs bourreaux d’une certaine manière, à cause de la communauté internationale ?

La mécanique de la société est enrayée depuis des lustres. Nous avons sombré collectivement dans l’absurdité en acceptant d’être dirigés par un incompétent vulgaire sous le ridicule prétexte que ses prédécesseurs lettrés et diplômés n’avaient rien fait de bon. L’absurdité d’un tel raisonnement est évident : si on n’a pas trouvé la solution avec les lumières, il faut la chercher dans les ténèbres. Le président Martelly ne fait que s’enfoncer dans la démesure et il ne manque pas d’en rajouter avec sa propre mécanique bouffonne même si cela ne peut le conduire qu’à un mur.

En dépit du mauvais spectacle annoncé, certains sont désemparés par l’atomisation de la vie sociale que le gouvernement Martelly apporte à Haïti. Ce d’autant plus que son tempérament ne se prête pas à la moindre cure de modestie. Il a fait toutes sortes de promesses de manière incantatoire pour leurs effets d’annonce et certains ont cru qu’il pouvait réaliser un réel tournant. À sa décharge, il a été encouragé dans sa folie par des diplomates américains pourtant bien renseignés sur ses frasques et ses capacités intrinsèques nulles. On peut affirmer que le Département d’État américain ne veut pas des changements de décor en Haïti et préfère le burlesque. Est-ce une raison de faire disparaître tout sens de l’honneur en mettant au pouvoir un personnage du calibre de Sweet Micky ? Et dire que cela s’est produit à un moment où l’électorat majoritairement blanc des États-Unis élisait le premier président noir !

Le bal de Rochambeau[i]

Martelly est le choix parfait d’une marionnette même si l’effet ne dure pas. Alors on trouvera un autre pour continuer le cirque. Dans l’optique américaine, Martelly a des imperfections, mais il est nécessaire. Il joue le rôle d’écran qui empêche les Haïtiens de voir les responsables de leur échec collectif. Donc il ne faut pas prendre de distance avec les « bandi legal Â» même s’ils sont en porte-à-faux avec la loi. Il importe de maintenir la population loin de la perception de la complexité des rapports internationaux et locaux qui bloquent depuis 1804 l’établissement d’un contrat social permettant la promotion du développement et de la démocratie. Le bal doit continuer, dût-il être celui de Rochambeau ! À ce titre, nous serions encore dans l’esclavage. Et là encore, dans l’entendement absurde prédominant, on trouverait des gens prétendument intelligents pour affirmer la possibilité de se trouver un bon maître, ni odieux ni grotesque !

On notera que même dans ses errements les plus imprévisibles, le président Martelly s’est toujours gardé de lancer la moindre flèche en direction de certains membres de son gouvernement considérés comme des intouchables. Kabrit gade je mèt kay avan li rantre nan jaden. Le cabri regarde les yeux du maître de maison avant d'entrer au jardin.  La dérive psychologique a ses limites. Les réactions excessives de Martelly relèvent d’un inconscient torturé par une désécration, une perte, bref une origine perdue. Cet inconscient malade ne saurait être toléré dans sa politique d’avilissement de toutes les valeurs. Cette politique consistant à maintenir la population en état d’humiliation traduit une impuissance d’agir découlant d’un effondrement de l’État mais aussi de la civilisation dans le sens qu’indiquait Norbert Elias. Le sociologue allemand référait au refus de mettre de l’ordre dans la société en commençant par les égards des uns envers les autres ainsi que l’observation des règles de politesse et de bienséance. Le côté rugueux de Martelly lui joue des tours qui lui font voir les rapports sociaux en termes de commandant à subordonné. Il y a des choses traumatisantes dans la vie de tout un chacun, c’est vrai ! Mais il faut savoir prendre de la distance. Et ne pas transformer le moindre événement en attaque personnelle pour humilier, insulter et lancer la foudre comme Jupiter.

Conclusion

La dégringolade de la société haïtienne à laquelle nous assistons depuis le règne des tontons macoutes ne s’arrêtera pas de si tôt. Elle est passée du noirisme pur et dur sous François Duvalier au Jean-Claudisme jouissif de son fils privilégiant le phénotype mulâtre. Dans les deux cas, la médiocrité a dominé, le savoir est diabolisé et la chasse à la connaissance est devenue la mode. On se rappelle de la vulgarité légendaire de Michèle Bennett. C’est ce modèle que Michel Martelly applique en grandeur nature pendant que les affaires de gros sous se faufilent sous le masque de la vulgarité. Les trafiquants de drogue et les bandi legal engagés dans les enlèvements organisent des gangs comme celui de Clifford Brandt Jr. capturé en 2012. À cette occasion nous avons écrit « L’effet Clifford Brandt jr. [ii]», une analyse encore pertinente :  

« La baisse du niveau de l’instruction (le moyen) s’est répercutée sur celui de l’éducation (la finalité). La constante dialectique entre ces deux niveaux s’est transmise dans la famille, les comportements individuels, bref dans la civilisation haïtienne. […] On se permet d’écrire n’importe quoi et de dire n’importe quoi. Tout devient vulgarité jusqu’aux plus hautes sphères de la société et du pouvoir politique. Cette acceptation n’est-elle pas la forme que prend le rejet des institutions scolaires, des valeurs, des mÅ“urs ?

Le chaos de la réalité haïtienne s’est amplifié et la connaissance est en retard sur ce chaos. Le crétinisme qui s’est imposé pour gouverner la société haïtienne a des racines profondes. On les trouve chez ces dictateurs à la Sténio Vincent et François Duvalier qui, se voulant providentiels, refusent le pluralisme. On les trouve également chez ceux qui rejettent les 10plomes, 20plomes et autres plomes, et qui utilisent leur gouvernement charismatique[iii] pour lancer le pays sur les voies de garage des industries en cavale. Situation d’autant plus grave que, comme le dit Norbert Elias, " le commandement peut échoir à des personnes qui jusque-là n’avaient pas grand-chose à dire[iv]". Â»

La réussite plus ou moins apparente de la politique d’humiliation de Martelly s’explique par trois facteurs. D’abord : « les effets pervers d’une utilisation de l’humiliation comme mode d’exercice du pouvoir[v] Â» comme l’explique Bertrand Badie au sujet de la communauté internationale. Ensuite, le coté pervers de Sweet Micky, incompatible avec les exigences de la fonction présidentielle. Enfin, les traditions totalitaires héritées du caporalisme traditionnel et qui se sont étendues à ceux qu’Evans Paul appelait les « patripoches Â», à l’époque où il militait dans la société civile. On notera à cet égard que la démocratie est incompatible avec la soumission au chef d’État, en particulier quand il s’agit d’un sous-primaire.

Leslie Pean
Historien - Economiste


[i] Rochambeau qui venait de remplacer Leclerc au commandement des troupes françaises invita les dames de Port-au-Prince à un bal à son arrivée. En arrivant au lieu-dit, ces dernières se retrouvèrent dans une salle décorée en noir et éclairée de torches funéraires. Rochambeau leur annonça qu’elles étaient plutôt venues à leur enterrement. A. J. B. Bouvet de Cressé, Histoire de la catastrophe de Saint-Domingue, Paris, Librairie de Peytieux, 1824, p. 58.

[ii] Leslie Péan, « L’effet Clifford Brandt junior Â», AlterPresse, 28 octobre 2012.

[iii] Max Weber, Ã‰conomie et Société [1922], Paris, Plon, 1971.

[iv] Norbert Élias, La société de cour, Paris, Flammarion, 1985, p. 124.