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La politique d’humiliation de Martelly (1 de 3)

caricature martelly pete

Par Leslie Péan, 5 septembre 2015  ---  Les récentes humiliations infligées au peuple haïtien par le président Martelly vont-elles au-delà du simple penchant naturel de l’individu pour la provocation ou sont-elles l’application de ce que le politologue Bertrand Badie nomme la « capacité humiliatrice hors pair[i] Â» de la communauté internationale ? Loin d’être séparés, les deux éléments sont unis dans l’imposition par cette communauté internationale de Michel Martelly aux élections de novembre 2010. Alors, « la course à la présidence d’Haïti est officiellement devenue une affaire de sac et de corde qui attire les individus les plus saugrenus. Par un tour de passe-passe incroyable, la perversion la plus abjecte, la vulgarité la plus obscène sont devenues en Haïti les "qualités" les plus attrayantes. L’individu le plus ignoble devient la coqueluche d’une jeunesse avide d’un changement à rebours et engagée à corps perdu dans la politique du pire[ii]. Â»

Cette mise en garde du professeur Castro Desroches un mois avant le second tour de scrutin du 20 mars 2011 n’a rien changé. Le Sweet Micky des frasques scatologiques qui désarçonnait ses musiciens concurrents par des grivoiseries inacceptables est le même qui, devenu chef d’État, embarrasse jusqu’à son fils, forcé de le sortir du podium lors du honteux spectacle « pete pete Â» le 26 juin 2015. Martelly ne connaît pas les règles de la convenance ni les formes d’autocontrainte et de refoulement des pulsions dont parle le sociologue allemand Norbert Elias[iii] dans son chef d’œuvre sur la civilité. Les éléments montrant une absence d’éthique sont nombreux chez Martelly. Notons au passage :

  1. a)L’insulte à la mère du député Arnel Bélizaire en octobre 2011.
  2. b)le tapage chez Garry Conille en février 2012.
  3. c)l’humiliation du Ministre de la Culture à la Citadelle en juillet 2012.
  4. d)Le crachat au visage et les injures contre le juge Serge Joseph en septembre 2013.
  5. e)la citoyenne agressée verbalement au meeting de Miragoâne le 28 juillet 2015.
  6. f)l’affront fait à Rotchild François jr. le 25 août 2015[iv].

Martelly fait école. L’immersion dans l’humiliation devient un plaisir. Edo Zenny, sénateur de Jacmel, a craché au visage du juge Bob Simonis[v] en septembre 2012. Le sénateur Lambert arrache d’un coup de poing les dents d’un opposant. Le commissaire de gouvernement Francisco René insulte ses collaborateurs. Rudy Hériveaux[vi], Secrétaire d'Etat Ã  la Communication, qualifie les opposants de « cafards » en 2014.  Au cours d’une discussion, Fresner Dorcin, ministre de l’Agriculture, a été corrigé « Ã  coups de poing et de gifles Â»[vii] par le beau-frère du Président, Kiko Saint-Rémy. Selon, l’observateur Maurice Célestin[viii], la victime a proclamé fièrement que Kiko « te telman kontan ouèl kel te bat bravo nan figil » (était si content de le voir qu’il lui a dit bravo en le frappant au visage). Ces humiliations infligées renouent avec une tradition enracinée dans nos mÅ“urs intériorisant les humiliations infligées sur le plan international.

Un rappel historique

Les manifestations spontanées qui bloquent le pays depuis les humiliations subies lors de la farce électorale du 9 août 2015 nous rappellent la confidence prémonitoire faite par Dessalines au colonel Lamarre, le 2 septembre 1806.

« Lamarre, mon fils, tiens prête la 24e demi-brigade, car avant longtemps j’aurai besoin de toi et de ce corps pour descendre dans le Sud. Après ce que je viens d’y faire, si les citoyens ne se révoltent pas, c’est qu’ils ne sont pas des hommes[ix].»

En effet, l’humiliation ne conduit pas toujours à la paralysie des victimes. Sur le plan international, les blessures ouvertes par l’humiliation de l’esclavage portent parfois les victimes à agir contre le processus d’anéantissement institué dans le Code noir dès 1685. Ce document consacrait l’infériorité de l’homme noir pour lui faire perdre toute estime de soi en le diabolisant à cause de sa couleur. Cette fabulation intériorisée par des chefs noirs prétend que les Noirs ne peuvent être gouvernés que par le fouet. En Haïti, la loi interdisant les châtiments corporels[x] n’a été votée qu’en 2001. Toutefois, les pratiques de châtiments corporels continuent et ne concernent pas uniquement les 500 000 restaveks, ces enfants domestiques humiliés et victimes de mauvais traitements.

En 2013, selon Margarette Argant du Ministère de l’Éducation Nationale et de la Formation Professionnelle (MENFP), Â« Voilà tristement l’une des séquelles du système esclavagiste, que l’Haïtien hérite jusqu’à présent du colonialisme: La question du fouet ! C’est accablant de voir appliquer à l’ère actuelle des châtiments corporels aux écoliers mais aussi dans les foyers[xi]. » L’humiliation prend aussi la forme de la violence sexuelle. Selon une enquête publiée en 2014, « Plus d’un quart des enfants de sexe féminin et plus de 20% des enfants de sexe masculin ont subi des sévices sexuels avant l’âge de 18 ans[xii].»

Aimé Césaire dans Discours sur le colonialisme et Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme ont montré les contradictions du racisme et les antagonismes sociaux qui en découlent et qui perdurent même si le noir Barack Obama est président des Etats-Unis d’Amérique. En effet, Serena Williams, en dépit de sa performance sportive, ne reçoit pas l’accueil  qu’elle mérite des sponsors ni le salaire correspondant. Des sept meilleurs joueurs de tennis en 2015, elle est celle qui gagne le moins, ce qui s’explique essentiellement par le sexisme et le racisme[xiii]. La championne n’est pas à l’abri de l’humiliation. À l’ouverture du championnat de tennis de Flushing Meadows, le quotidien britannique The Guardian se demandait si l’Amérique est prête à accueillir son héroïne Serena Williams[xiv].

L’humiliation Martelly

 Cette parenthèse inspirée du sport indique que la souffrance psychique causée par l’humiliation n’est pas une abstraction sans impact sur la vie courante. Quand les mythes des « peuples inférieurs Â» et des « peuples supérieurs Â», créés par le racisme blanc, sont pulvérisés par Haïti en 1804, alors elle est l’objet d’un cordon sanitaire pour éviter que les repères bougent. L’humiliation est l’arme utilisée par les puissants pour rabaisser les faibles et les soumettre à leurs volontés.

En Haïti, comme l’explique le professeur Cary Hector[xv], « le thème de l'humiliation est fondé historiquement - notre 19ème siècle en abonde. Après 1934, l'humiliation prendra d'autres formes et d'autres contenus jusqu'à nos jours. Sa problématisation sur la longue durée permettrait de mettre à jour la perpétuation et le renouvellement de la posture fondamentale des puissances occidentales dominantes face à Haïti depuis notre émergence en 1804. »

En réalité, comme l’explique Bertrand Badie, « le système international est malade d’humiliation[xvi] Â» et Haïti en est la première victime. Cela commence avec la dette de l’indépendance et se poursuit avec l’amiral allemand Batsch en 1872 qui fit déféquer ses soldats sur le drapeau haïtien après avoir exigé le paiement d’une indemnité de 15 000 dollars. D’autres humiliations telles que l’affaire du Môle Saint Nicolas en 1891, l’affaire Lüders en 1897, l’affaire Killick en 1902 jalonnent notre histoire jusqu'à «l'humiliation suprême» de 1915 et l’occupation de la MINUSTAH aujourd’hui. L’humiliation coloniale a continué avec l’absence d’un État de droit et l’imposition du gouvernent Martelly qui se veut au-dessus des lois. Le reste de la population est maintenu dans la souffrance indicible de l’humiliation. (à suivre)

Leslie Pean
Historien - Economiste
Caricature: Tika


[i] Bertrand Badie, Le Temps des HUMILIÉS - Pathologie des Relations Internationales, Paris, Editions Odile Jacob, 2014.

[ii] Castro Desroches, « Ã‰lections : vers un retour de l’extrême-droite au pouvoir ! Â», America Latina em movimento (ALAI), 9 février 2011. Le texte est reproduit le même jour sur le site canadien Nouveaux cahiers du socialisme.

[iii] Norbert Elias, La civilisation des mœurs (1939), Paris, Calmann-Lévy, 1973, p. 310

[iv] Les références à ces pratiques d’humiliation sont :

a) « Outrés par un dérapage de Martelly, les Députés retardent la séance de ratification Â», Radio Kiskeya, 14 octobre 2011 ;

b) Martelly insulte des parlementaires chez son Premier ministre, Radio Kiskeya, 2 février 2012 ;

c) Jean Monard Metellus, « "j'apporte toute ma solidarité a Mario Dupuy avili par Martelly en direct à la Citadelle", Me André Michel Â», Radio Télévision Caraïbes, 20 juillet 2012 ;

d) Rapport de la Commission spéciale d’enquête de la Chambre des députés sur la mort troublante du Juge Jean Serge Joseph, Radio Kiskeya, 24 août 2013 ;

e) Frantz Duval, « Notre ineffable premier bandit légal national injurie une femme seule Â», Le Nouvelliste, 30 juillet 2015 ;

f) Robenson Geffrard, « Mon ministre de la Communication est un menteur … Â», Le Nouvelliste, 26 août 2015.

[v] « Edo Zenny crache au visage d'un juge Â», Radio Télévision Caraïbes, 9 septembre 2012.

[vi] Rudy Hériveaux, « Le syndrome du cafard Â», Ministère de la Communication, Gouvernement de la République d’Haïti, 12 novembre 2014. Lire aussi Organisation du Peuple en Lutte (OPL), « "Le syndrome du cafard", une métaphore dévalorisante: L'OPL condamne et exige des excuses Â», Radio Métropole, 20 novembre 2014. Lire enfin « Qui allaite la crise ?, Haïti-Progrès, 4 décembre 2014.

[vii] Roberson Alphonse, « Agression contre le ministre de l’Agriculture par le beau-frère du président : des sources confirment », Le Nouvelliste, 7 juillet 2015. Lire aussi Haïti en marche, « Kiko récidive Â», 8 juillet 2015.

[viii] Maurice Célestin, Les hommes de chez nous, 27 août 2015.

[ix] Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, tome 3, Port-au-Prince, Imprimerie Courtois, 1847-1849, p. 288.

[x] Loi interdisant les châtiments corporels contre les enfants, Le Moniteur, No 80, 1er octobre 2001.

[xi] Alix Laroche, « Haïti-Éducation : les châtiments corporels à l’école, l’autre problème du système Â», Haïti Press Network, 12 juin 2013.

[xii] Haïti-Droits humains : La violence sur les enfants reste un problème majeur, révèle une enquête nationale, AlterPresse, 16 octobre 2014.

[xiii] Marc Bain, « Only sexism and racism can explain why Serena Williams doesn’t earn more in endorsements », Quartz, August 31, 2015.

[xiv] Bryan Armen Graham, « Will America finally embrace Serena Williams? Â», The Guardian, London, August 29, 2015. 

[xv] Cary Hector, « Notes personnelles envoyées à l’auteur Â», 2 septembre 2015.