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Entre survie et usure jusqu’à la corde : les rapports Haïtiano-dominicains (1 de 2)

manifestations des travailleurs haïtiens coupeurs de canne à Santo DomingoManifestation organisée le 31 octobre 2014 par le Syndicat des Travailleurs coupeurs de canne dans les Bateyes (Unión De Trabajadores Cañeros De Los Bateyes) pour demander au gouvernement haïtien de leur donner des papiers afin qu’ils puissent se régulariser en République Dominicaine.

par Leslie Péan, 5 juillet 2015  ---  De nombreux Dominicains risquent chaque jour leur peau pour défendre les droits de la personne contre les violations des intérêts mesquins de leurs gouvernants et de leurs concitoyens d’extrême droite. Ces Dominicains observent impuissants les injustices faites aux Haïtiens et aux Dominicains d’origine haïtienne, mais ils refusent de cautionner ce mal par leur silence. Pas question pour eux d’avaler aussi la propagande visant à légitimer les mauvais traitements infligés aux travailleurs haïtiens dans leur pays. Parmi ces Dominicains qui dénoncent l’escroquerie et les politiques migratoires abominables des gouvernements dominicains et haïtiens, on trouve les courageux journalistes Huchi Lora, Edith Febles, Juan Bolívar Díaz, Roberto Cavada, Amelia Deshamps, Marino Zapete. Dans leur mission de directeurs d’opinion, ils écartent toute considération métaphysique pour se prononcer en toute indépendance d’esprit et condamner l’Arrêt TC 168-13 appliqué contre les travailleurs haïtiens et inspiré de la politique d’essence trujilliste adoptée dans un souci d’épuration à travers le pays de l’ « ethnie haïtienne ».

La perception négative dont sont victimes les Haïtiens en République Dominicaine s’apparente à celle qui frappe les Dominicains émigrés à Porto-Rico. Dans tous ces cas, le racisme, les discriminations et autres préjugés orientent les attitudes et jugements en stigmatisant un groupe social. Mais le cas haïtien est encore plus grave, car le trujillisme a diffusé pendant plus de trois décennies l’idéologie antihaïtienne du racisme d’État qui a culminé dans le massacre de dizaines de milliers d’Haïtiens en 1937. Une politique d’épuration ethnique qui est à nouveau appliquée aujourd’hui avec les départs soi-disant volontaires, les rapatriements et expulsions d’Haïtiens et de Dominicains d’origine haïtienne. Les stéréotypes racistes antihaïtiens ne cessent d’être attisés par les milieux dominicains d’extrême-droite qui véhiculent l’idée qu’Haïti est engagée dans la conquête pacifique du territoire dominicain. Au fait, l’Arrêt TC168-13 est le résultat du matraquage de l’opinion publique dominicaine opéré par ce courant idéologique et politique réactionnaire. Qui a proposé dès 1999 que la Constitution dominicaine soit amendée pour supprimer le Jus Soli (droit du sol) et ouvrir la voie à la privation, rétroactivement à partir de 1929, de la nationalité conférée par ce principe aux Dominicains d’origine haïtienne[i]. Proposition réalisée avec l’amendement de la Constitution dominicaine en 2010.

Le refus de trancher devant l’imposture et la recherche de circonstances atténuantes pour expliquer, sinon justifier, l’inacceptable sont des tentatives à peine voilées de détournement de la vérité et des manifestations évidentes de la pourriture ambiante. Du moins dans les esprits. Étape significative avant que cette gangrène ne gagne les corps des citoyens et l’ensemble du corps social. Pour éviter que la société dominicaine aille à sa perte, les Dominicains progressistes et démocrates refusent de détourner les yeux et mettent l’opinion publique nationale et internationale devant l’impasse créée par l’Arrêt TC 168-13. Impasse politique, économique, sociale, humanitaire. Mais surtout impasse affective. On ne peut en aucun cas parler d’amour du prochain quand on voit les Haïtiens harassés, battus, lynchés, et tués comme du bétail.

C’est pour combattre ce renoncement à l’amour que le journaliste dominicain Marino Zapete est intervenu dans le débat sur les rapports haïtiano-dominicains. Il représente les confrères qui refusent d’être pris en otage par le statu quo dominant et qui informent au quotidien la population en disant la vérité sur la situation des Haïtiens et des Dominicains d’origine haïtienne ostracisés par l’Arrêt TC 168-13. En collaboration avec sa consœur Edith Febles, Marino Zapete n’a cessé de révéler dans ses reportages la vérité sur la catastrophe actuelle. Animateurs du programme El Despertador de Color Vision, une des émissions les plus vues de la télévision dominicaine, Zapete et Febles ont présenté une émission particulièrement intéressante le 19 juin 2015.

Contrairement à d’autres qui abandonnent sans avoir livré le combat, Marino Zapete et Edith Febles sont montés au créneau. Leur intervention a mis mal à l’aise le statu quo dominicain. On les connaissait déjà pour leur refus de propager le vide en érigeant des non-événements en actualité dans le but d’étourdir les téléspectateurs et de les maintenir dans l’illusion. À cet égard, la prestation du 19 juin 2015 est remarquable, car elle a permis de sortir les téléspectateurs dominicains de l’obscurité, de l’ombre et de la cécité. À cette émission aux multiples enseignements civiques et politiques, les partisans de la haine ont réagi avec violence en cambriolant le domicile de Marino Zapete le samedi 27 juin 2015. Trois hommes ont fait sauter les cadenas de la maison du journaliste et ont volé son ordinateur qui contenait, en plus de nombreuses notes d’importance capitale, le manuscrit d’un ouvrage en préparation. Mais la police a mis la main au collet des voleurs et l’ordinateur a été retrouvé[ii].

Cette tentative pour effrayer et censurer Marino Zapete a été condamnée par l’Association des journalistes dominicains [Colegio Dominicano de Periodistas Dominicano (CDP)]  et tous les progressistes et démocrates[iii]. En solidarité avec Marino Zapete, nous avons sélectionné quelques points de cette présentation du 19 juin 2015 et en avons fait une traduction française. Nous le publions dans la deuxième partie de ce texte en y ajoutant des intertitres pour illustrer le tête-à-tête des négriers haïtiens et dominicains à la racine du mal existant dans les rapports entre les deux pays. Le tête-à-tête du diable et du démon. Ce que nous avons nommé « responsabilité partagée dans le crime » dans notre ouvrage Béquilles - Continuité et ruptures dans les relations entre la République Dominicaine et Haïti, C3Éditions, 2014.

Présentées avec élégance, les informations diffusées par Marino Zapete sont exactes. Notamment sur les ponctions dont sont victimes les coupeurs de canne haïtiens, à la pèse de la matière brute, au paiement, non pas en espèces, mais plutôt en bons d’achat, acceptés uniquement par les magasins des bateyes dont les prix sont exorbitants, et enfin aux prestations légales qui ne leur sont pas payées. Lesquelles renvoient surtout à la sécurité sociale, à la pension et à l’indemnité fin de carrière (liquidación). Sur ce dernier point, signalons que selon le code du travail dominicain, l’indemnité en fin de carrière est de 13 jours de travail par an pour les travailleurs ayant entre 6 mois et 1 an de service dans une entreprise; est de 21 jours de travail par an pour ceux ayant entre 1 an et 5 ans de service; et enfin est de 23 jours de travail par an pour ceux ayant plus de 5 ans dans une entreprise.

Marino Zapete et Edith Febles offrent des clés de réflexion sur de nombreuses thématiques. Ils exposent dans le menu détail les visages derrière les instants de malheur qui accablent la vie des compatriotes haïtiens livrés aux multiples services spéciaux de sécurité en territoire voisin. Toute la lumière est projetée maintenant sur ce décor d’enfer. On se rappelle que Daniel Supplice, alors ministre des Haïtiens Vivant à l'Etranger (MHAVE) avait été séquestré par des bandits dominicains en décembre 2011 alors qu’il était en visite privée pour assister à un mariage. On ne peut donc pas s’étonner que les actes des bandits se présentant sous les apparences de policiers trouvent écho chez les migrants haïtiens livrés à eux-mêmes, sans défense face aux actes répréhensibles et autres « joyeusetés » du pouvoir arbitraire. Devant ce problème aussi encombrant et ravageur dans les relations entre les deux pays, ces journalistes sont restés sereins. Pas de faux-fuyants ni de piteux atermoiements. Leur discours est celui d’un couple qui gère la réalité en bon père et en bonne mère de famille. Avec amour. Loin de toute culture d’intransigeance.

La danse de la destruction

Ce lever de rideau des journalistes Marino Zapete et Edith Febles a autant de force que les révélations de la journaliste dominicaine Nuria Piera en date du 31 mars 2012 concernant les paiements de 2.5 millions de dollars effectués par l’entrepreneur dominicain Felix Bautista au président haïtien Michel Joseph Martelly. Malgré les preuves irréfutables des relevés de compte bancaire de la BanReservas et des transferts effectués en Haïti à la Unibank, la corruption tente de blanchir les protagonistes. Mais le procureur général dominicain Francisco Domínguez Brito reste sur ses gardes et continue le combat pour que la vérité l’emporte, convaincu que le bon droit finit toujours par triompher.

Dans le cas du sénateur Felix Bautista, qui a bénéficié d’un non-lieu du juge d’instruction spécial Alejandro Moscoso Seguerra, le procureur Francisco Domínguez Brito a déclaré : « Nous allons poursuivre notre lutte jusqu'à l’épuisement de toutes les ressources prévues par la loi, afin d'obtenir la sanction[iv]. » Un vrai parcours du combattant, à la lumière des révélations faites par l’organisation Participación Ciudadana au sujet des 227 cas de corruption avérée de 1983 à 2003 qui sont restés impunis[v]. Une ignominie suffocante avec 94 cas de corruption mis en exergue pour les années 2000-2013 par Participación Ciudadana[vi].

En Haïti, il n’y a même pas eu un simulacre d’enquête. La zombification du système judiciaire bloque encore les poursuites et explique l’apathie observée devant les inepties et vulgarités dont le président Martelly accouchait hier encore à la face du monde. Ce concert du vendredi 26 Juin au Champ-de-Mars restera gravé dans les mémoires comme la plus brutale des gifles infligées à l’orgueil national. Il est à souhaiter que le peuple haïtien retrouvera sa capacité de s’indigner devant son propre néant et pourra ainsi mettre fin une fois pour toutes aux mascarades qui utilisent la Constitution pour perdurer.

Le reportage des deux journalistes dominicains Marino Zapete et Edith Febles a l’avantage, au moment de la conjoncture déstabilisante de la politique de vendetta contre les Haïtiens et Dominicains d’origine haïtienne, de revenir sur la plaie profonde qui ravage les deux pays. En indiquant comment dans l’ombre se trafique le champ du déshonneur, puisse ce reportage, au-delà de toute espérance, aider à voir la nécessité de réaliser une révolution éthique personnelle et collective. Pour mettre fin au programme consistant à faire la fête. À s’abandonner à la fantaisie de la danse, de la destruction et de la danse de la destruction.

La lutte pour le triomphe de la justice ne fait que commencer. Comme l’affirme le procureur dominicain Francisco Domínguez Brito[vii], tous les mécanismes doivent être mis en marche pour trouver une solution allant dans le sens d’une intégration réelle des Dominicains d’origine haïtienne en République Dominicaine à la vie nationale. (à suivre)

Leslie Pean
Historien - Economiste

[i] Pelegrín  Castillo, Haití y los intereses nacionales, Santo Domingo, Santuario, 2011, p. 30.

[ii] « Policía recupera computadora robada al periodista Marino Zapete », Acento.com.do., 30 de junio de 2015.

[iii] Rose Mary Santana, « CDP repudia acción contra Marino Zapete y reclama exhaustiva investigación », Acento.com.do.,30 de junio de 2015. Lire également « Policía dice que ya ubicó a los autores de irrupción en casa de Marino Zapete», Acento.com.do.,  29 de junio de 2015.

[iv] Federico Méndez, « Procuraduría: “La Justicia no castiga con contundencia la corrupción” »,   Diario Libre, 9 Abril 2015.

[v] Participación Ciudadana, Veinte Años de Impunidad: Investigación de Casos de Corrupción en la Justicia Dominicana 1983 – 2003, Santo Domingo, R.D., Febrero 2004.

[vi] Participación Ciudadana, La corrupción sin castigo, Casos denunciados en los medios de comunicación 2000-2013, Santo Domingo, 2014.