Analyses & Opinions
Le père Dessalines et les sans repères (1 de 2) par Leslie Péan
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- Publié le dimanche 26 octobre 2014 12:40
Par Leslie Péan, 24 octobre 2014 --- La société haïtienne née en 1804 ne peut encore se colleter à la question du meurtre du Père de la nation Jean-Jacques Dessalines. Peu d’analyses sérieuses sont faites à la lumière de l’application de ce genre de tragédie à l’histoire des peuples. Le mythe d’Œdipe que Sophocle a immortalisé dans son théâtre Oedipe-Roi a été repris par de nombreux écrivains et artistes sous toutes les latitudes. Sans doute parce que les tragédies grecques demeurent encore un puissant moyen pour approcher les « fautes originelles ». Morisseau Leroy l'avait bien compris en produisant la version créole d'Antigone, la fille rebelle d'Œdipe, dont Défilée-la-folle est un équivalent vivant dans notre histoire.
Le parricide considéré par Freud comme préalable à la constitution d’une société civilisée n’a pas réussi à humaniser la société en Haïti. Pire, le fonctionnement psychique de l’Haïtien a été perturbé par ce « crime commis en commun ». Ce parricide aux effets symboliques dévastateurs rappelle étrangement le meurtre de César attribué à Brutus mais qui fut en réalité un meurtre collectif des patriciens. Face au vide créé par l’absence du père, les populismes de droite et de gauche réagissent avec le duvaliérisme criant à tue-tête « l’idéal dessalinien » ou contournent l’obstacle du meurtre par le flou du refus de la pensée quand ce n’est pas carrément par la désacralisation de Dessalines.
Sur la scène politique haïtienne, le crime est devenu la norme. Les bandits en costume, en uniforme militaire ou en gros bleu de chauffe tonton macoute tiennent le haut du pavé depuis toujours. Le peuple haïtien agit comme s’il est en hibernation devant ce dispositif criminel. Pour combien de temps ? Des siècles ? Quand se réveillera-t-il ? Peut-être jamais car les meilleurs cerveaux s’en vont sous d’autres cieux pour rester des êtres humains dans leur verticalité et ne pas devoir se vautrer dans le système infernal en vigueur. Le petit peuple suit la même route du départ, se voyant sans avenir. Les Blancs de la communauté internationale sont déterminés à supporter la médiocrité à bout de bras pour l’éternité. C’est dans cette atmosphère générale de triomphe du faux sur le vrai que la question Dessalines fait débat à l’occasion de l’anniversaire de sa mort le 17 octobre.
Dessalines est sans doute le David contre les Goliath esclavagistes qui ont voulu maintenir l’esclavage le plus longtemps possible sur la terre d’Haïti. Pour arriver au but fixé, Dessalines est passé par des chemins tortueux et a engagé des actions pas toujours licites. On peut donc trouver des scandales et des pratiques peu recommandables à côté des excellentes initiatives qu’il a entreprises avant la défaite de Rochambeau à Vertières le 18 novembre 1803. C’est un devoir pour chaque Haïtien de le mettre à l’honneur, sans être ambigu et équivoque en taisant les inquiétudes soulevées par certaines de ses actions. C’est la seule manière d’éviter que l’avalanche qui s’est abattue sur lui le 17 octobre 1806 ne continue d’ensevelir le pays.
Dans une lettre du 16 septembre 1802 à Bonaparte, le général Leclerc avait décrit Dessalines comme « le boucher des Noirs ». En effet, c’est sous les ordres de Dessalines, général dans l’armée de Leclerc, que seront tués les cultivateurs bossales et créoles qui refusaient de se rendre aux troupes françaises après la défaite de ce dernier à la Crête à Pierrot en 1802. On se rappelle que Dessalines et les autres généraux indigènes avaient alors intégré l’armée française. Les collabos de nos élites ont dénigré systématiquement les cultivateurs radicaux en les désignant du terme péjoratif de « chefs de bande » pour mieux les écarter des affaires nationales. L’histoire officielle a fait le reste et cet anathème jeté sur eux est enseigné systématiquement dans les écoles.
Au fait, les cultivateurs radicaux sont de vrais soldats d’une armée de guérillas qui refusent de battre en retraite devant l’armée de Leclerc. Dans le Sud, ils ont pour noms Jean Panier, Goman, Janvier Thomas, Gilles Bénech[i]. Dans le Nord, ce sont Sans-Souci, Jasmin, Macaya, Sylla, Petit-Noël Prieur, Mathieu, Jacques Tellier, Vamalheureux, Cacapoule, Mavougou, etc. Dans l’Ouest, la répression sévit contre Lamour Dérance, Courjolles, Mamzèl, Halaou, les disciples de Romaine Rivière, alias Romaine la prophétesse, et Gingembre Trop Fort. Dans le Nord-Est, ses chefs ont pour noms : Appolon Beaujour, du Haut-du-Trou ; Lafleur, de Fort-Liberté ; Trou-Canne, de Sainte Suzanne ; Jean Charles Daux et Chateaubriand[ii], etc. Tous seront fusillés sous les ordres de Dessalines et de Christophe en 1802.
On peut aisément comprendre que les cultivateurs guérilleros n’aient pas accepté de gaieté de cœur le commandement aujourd’hui de Dessalines qui, hier encore, leur tirait dessus, au nom de l’expédition Leclerc. Même si celui-ci leur disait qu’il avait fait « le serment de trahir cent fois, s’il se rendait cent fois »[iii]. Là réside l’énigme Dessalines. Telle est la vérité que continuent de refuser deux siècles plus tard des historiens qui se veulent progressistes ! Heureusement que certains comme Etienne Charlier[iv], Michel Rolf Trouillot[v] et Carolyn Fick[vi] ne sont pas tombés dans le piège de « faire silence sur le passé » et ont rétabli la contribution de ces valeureux guérilleros qui devraient servir de repères à la jeunesse d’aujourd’hui. Comme l’écrit Etienne Charlier, « ce sont les masses qui prennent l’initiative avec Goman et Sylla, qui ne se sont jamais ralliés à l’expédition, avec Lamour Dérance et Lafortune qui relèvent l’étendard de la révolte à la déportation de Rigaud […], avec Charles Belair et Sanite sa femme, Sans Souci, Macaya, Mavouyou, Va-Malheureux, Petit-Noël Prieur, Cagnet, Jacques Tellier, etc.[vii] »
Le dévoilement d’un refoulé
L’assassinat de Dessalines n’est pas suffisamment étudié et pensé, hormis le texte « Mourir est beau - La pulsion de mort dans l'inconscient collectif haïtien » consacré à ce thème par Joël Des Rosiers dans son essai Théories caraïbes[viii]. Comment et pourquoi les créateurs du nouvel État ont abouti à la décision d’assassiner le commandant en chef ? Pourquoi Geffrard mais aussi Capois-la-Mort ont été assassinés avant lui ? Pourquoi près de 40 ans après cet assassinat, le nom de Dessalines n’a-t-il jamais été prononcé ? Pourquoi l’histoire officielle a-t-elle passé sous silence le discours dans lequel le mulâtre Rivière Hérard en janvier 1844, alors président, sort pour la première fois le nom de Dessalines de l’oubli ? On ne sait toujours pas s’il voulait alors simplement se dédouaner face aux revendications du mouvement des Piquets d’Acaau. Pourquoi la désinhibition n’a eu lieu qu’avec les pouvoirs noiristes de Pierrot, Soulouque, Salomon, Estimé et Duvalier ?
La sublimation du crime du Pont-Rouge est faite à travers la culpabilisation des mulâtres Gérin, Pétion, Bonnet, Boyer considérés comme les responsables du parricide. En réalité, le mal-être haïtien ne part pas de l’assassinat de Dessalines, mais du massacre des Français qui l’a précédé deux ans auparavant. Ce massacre ordonné par Dessalines est fondateur à plus d’un titre. C’est le meurtre du père blanc, ce fantôme enkysté dans l’inconscient collectif haïtien, violeur de nos mères, corps vide de représentations et de symboles, qui attise la répétition interminable du parricide. Le Blanc abuseur de nos êtres est un ancêtre immobilisé dans les structures mentales de l’Haïtien. Tous les Blancs cependant ne furent pas des êtres de violence, de honte et de cupidité. Certains furent des révolutionnaires et ont participé aux luttes de libération des esclaves.
Depuis l’Occupation américaine de 1915, le Blanc fait un retour sur la scène nationale, sous la forme contemporaine du soldat de la Minustah ou sous celle plus caricaturale de la célébrité internationale en quête de salut. L’Haïtien n’a jamais abordé ce fantôme. Ce Blanc mort, ou ce Mort blanc mal enterré, empêche de bien faire le deuil dans la nation. Il est facile d'imaginer que son massacre ne puisse générer un immense malaise dans la civilisation créole. Le mouvement de reconnaissance de ce déni permettrait de libérer l’ancêtre blanc, de lui frayer un chemin dans la lumière. Et de nous en défaire collectivement par la même occasion. Dessalines lui-même disait : « Je veux que le crime soit national, que chacun trempe sa main dans le sang[ix]. » Le savant français Descourtilz relate en 1809, qu’il n’a eu la vie sauve que grâce à Claire-Heureuse, l’épouse de Dessalines qui l’a caché sous son lit[x].
Le fléau est assumé autant par les Noirs que par les Mulâtres dont certains tels que Jean Zombi et Jean Zépingle jouent un rôle majeur[xi]. Pour avoir massacré le plus de Blancs, le mulâtre Jean Zombi est même devenu un esprit du rite Petro dans le vodou haïtien[xii]. En tant que peuple, nous sommes conditionnés par ce massacre premier qui s’inscrit dans notre conscience et colore toutes nos représentations de la réalité. Les luttes des individus haïtiens pour la reconnaissance s’inscrivent dans la subjectivité qui se rattache à ce massacre fondateur. Une subjectivité qui ne connaît aucune transcendance et trouve aussi son immanence dans l’assassinat de Dessalines. Le temps est venu de récuser cette histoire des massacres au nom du droit à la vie. Ce qui ramène à la question de la production des idées dans la réalité. En commençant par comprendre que cette dernière n’est pas du domaine de l’objectivité mais de la subjectivité.
Depuis l’allocution prononcée par Lysius Salomon à l’église paroissiale des Cayes en 1845, la célébration du 17 octobre donne une revalorisation symbolique à Dessalines. Toutefois, les discours traditionnels passent depuis à côté de l’événement, se caractérisant par une absence de réflexion et de pensée. Le retour du refoulé dans la conscience n’enlève pas à l’événement son caractère profondément traumatique. Le refoulement de Dessalines devient aussi un moyen de déloger l’africanité de notre population au profit d’un eurocentrisme qui a engendré le mulâtrisme dans les élites francisées. L’aliénation culturelle décrète la stigmatisation de l’Afrique, des traits négroïdes et de tout ce qui s’y rattache. L’identification au Blanc chez les élites mulâtristes s’accompagne du ressentiment contre Dessalines que les élites noiristes mettent à profit pour conquérir le pouvoir. De Soulouque à Duvalier, les noiristes ne cessent d’affirmer que ce sont les mulâtres Pétion et Boyer qui ont conduit le pays dans le trou. Au fait, les noiristes reprennent le diagnostic de Thomas Madiou qui écrit en 1844 : « les mulâtres ont si mal conduit la charrette qu’ils l’ont jetée dans un trou ; elle y restera[xiii]». L’ironie est qu’en prenant le pouvoir, les noiristes n’ont fait rien d’autre que s’enfoncer davantage dans ce trou.
Pris entre la peste mulâtriste et le choléra noiriste, l’inconscient haïtien n’arrive pas à cerner le deuxième acte fondateur de la barbarie qui prévaut et bloque l’instauration du droit dans l’espace haïtien. Le noirisme mystificateur se nourrit de l’image du mulâtre-criminel-assassin-de-Dessalines pour légitimer la résurgence de la chasse aux mulâtres, comme on l’a vu sous Soulouque, Salomon, Estimé et Duvalier. La réalité est beaucoup plus complexe car, si le général de division et ministre de la guerre Gérin était mulâtre, les généraux de brigade Vaval et Yayou étaient noirs tandis que Charlotin Marcadieu, Boisrond Tonnerre sont des mulâtres tombés en tentant de protéger l’Empereur. Le mulâtrisme de son coté encense Pétion comme fondateur et passe sous silence les honteuses négociations de la dette de l’indépendance commencées sous son gouvernement, le refus de l’éducation du peuple orchestré par le gouvernement de Boyer qui déclare que « créer des écoles c’est ensemencer la révolution ».
L’imaginaire africain est travesti dans un discours identitaire qui réclame le pouvoir au nom des authentiques, sous-entendu les Noirs. Cette idéologie malsaine s’est propagée malgré les combats menés par Jean Price Mars dans « Le préjugé de couleur est-il la question sociale » pour mettre en garde la société haïtienne. La société entière s’est mise à l’écoute de ce discours de chasse à l’homme lettré que les tontons macoutes transforment en chasse à tous les hommes lettrés. Le nivellement par le bas devient une nécessité logique aboutissant aux cranes rasés d’aujourd’hui. La promotion de la bêtise devient incontournable.
Selon le courant noiriste, l’acte fondateur du Pont-Rouge détermine toute l’histoire d’Haïti. D’après la psychologie freudienne, l’imposition de l’histoire est déterminée à l’insu des protagonistes par le désir inconscient de massacre qui nous habite. L’assassinat de Dessalines a donné naissance à une subjectivité coupable dans l’inconscient haïtien. Les raisons de cet assassinat sont multiples. D’abord, ce sont les luttes de pouvoir, les luttes contre le pouvoir absolu de l’Empereur. Ensuite, c’est l’accaparement des terres au profit de l’élite des anciens libres contre celle des nouveaux libres. Conformément aux instructions de Dessalines, les terres appartenant aux anciens colons sont devenus biens domaniaux et propriétés de l’ÉTAT. Elles sont données aux favoris de l’Empereur au lieu d’être distribuées aux soldats, cultivateurs, et autres laboureurs.
Enfin, la goutte d’eau qui fait déverser le vase vient de la tradition de l’histoire orale telle que présentée par Hénock Trouillot, montrant un Dessalines s’adressant par la gestuelle à des Africains dont il ne parlait pas les dialectes[xiv]. Dans cette tradition orale, il y a l’affaire de la jeune fille Vaval de 15 ans rapportée par l’historien George Michel dans sa lecture filtrée du parricide. De quoi s’agit-il ? Dessalines lors de sa visite aux Cayes en septembre 1806 est hébergé par le général noir Guillaume Vaval, commandant de l’Anse-à -Veau. Je cite ici Georges Michel :
« …. c’est Vaval qui a été l’âme du complot dans le Sud contre Dessalines pour que ça se fasse rapidement ; vous savez, nous autres haïtiens, nous ne faisons rien rapidement, on prend son temps, mais Vaval s’est transporté à gauche et à droite, et est venu jusqu’au pont rouge pour tuer Dessalines, il a assisté à la mort de Dessalines, et c’est ce que dit l’histoire officielle, mais certains membres de la famille Vaval assurent que Dessalines a forcé la jeune fille à avoir des relations sexuelles avec lui sous le toit de son père, donc c’est ce qui a soulevé la colère de Vaval (Général) un peu plus[xv].»
Les traditions orales ont la vie dure avec tous les leurres de vérité qu’elles contiennent. Nos chefs d’ÉTAT se croient tout permis. Vraiment tout. (à suivre)
Economiste - Historien
[i] Carolyn Fick, The Making of Haiti : The Saint-Domingue Revolution from Below, University of Tennessee Press, Knoxville, 1990.
[ii] Claude B. Auguste, « Les Congos dans la Révolution Haïtienne », Revue de la Société Haïtienne d’Histoire et de Géographie, numéro 168, P-au-P, Haïti, Décembre 1990.
[iii] Michel Etienne Descourtilz, Voyage d’un naturaliste, Tome troisième, Paris, Dufart Père, 1809, p. 380.
[iv] Étienne D. Charlier, Aperçu sur la formation historique de la Nation haïtienne, P-au-P, Presses Libres, 1954.
[v] Michel-Rolph Trouillot, Silencing the Past: Power and the Production of History, Beacon Press, Boston, 1995.
[vi] Carolyn Fick, The making of Haiti : the Saint Domingue revolution from below, op. cit.
[vii] Étienne D. Charlier, Aperçu sur la formation historique, op. cit., p. 285.
[viii] Joël Des Rosiers, « Mourir est beau. La pulsion de mort dans l'inconscient collectif haïtien » dans Théories caraïbes, Montréal, Triptyque, 1996, 2009, p. 97-111 .
[ix] Edgar de la Selve, Le pays des nègres : voyage à Haïti, ancienne partie française de Saint-Domingue, Paris, Hachette, 1881, p. 153.
[x] Michel Etienne Descourtilz, Voyage d’un naturaliste, Tome troisième, op. cit., p. 305.
[xi] Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, Tome III, 1803-1807, P-au-P, Imprimerie Deschamps, 1989, p. 168-169.
[xii] Milo Rigaud, La tradition voudoo et le voudoo haïtien. Paris, Éditions Niclaus, 1953, p. 67.
[xiii] Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, Tome VIII, P-au-P, Editions Henri Deschamps, 1991, p.153.
[xiv] Henock Trouillot, Les limites du Créole dans notre enseignement, P-au-P, Imprimerie des Antilles, 1980, p. 67.
[xv] Georges Michel, « Dessalines est le plus grand homme de tous les Haïtiens !, », JCMGRAPH MAGAZINE, 16 octobre 2011.