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L’accord d’El Rancho … Il suffit d’un article

 Frandley-Julien-doctorantFrandley Julien doctorantJ’hésite de plus en plus à opiner sur la politique haïtienne parce que cet exercice citoyen se heurte trop souvent au courroux de la partisannerie aveugle de ceux, malheureusement trop nombreux, qui n’ont pas encore compris qu’une démocratie se construit essentiellement par l’expression d’idées et d’opinions forgeuses d’institutions, et non par le culte d’individus. Cependant, l’accord d’El Rancho m’a tiré de mon mutisme.

Tout a commencé la semaine dernière, lorsqu’une bonne amie qui m’envoie quotidiennement différents articles sur Haïti me fît parvenir le texte de l’accord en question. Après l’avoir lu, j’envoyai un courriel à ma correspondante pour lui demander de me trouver la version officielle de l’accord, puisque celle qu’elle m’avait envoyée étant truffée de fautes et d’impropriétés grammaticales, ne saurait être le produit de ces nombreuses heures de discussions entre ma classe politique, mon gouvernement et mon parlement, sous le manteau encore rayonnant de la bénédiction papale de mon nouveau cardinal. Ce n’était pas possible!

Néanmoins, à la publication du texte par Le Nouvelliste, j’ai dû me résigner à accepter l’idée que ce chapelet de perles était bien le fier produit de la collaboration de ceux qui nous dirigent avec ceux qui aspirent à nous diriger. Nous sommes mal barrés!

Cependant, les impropriétés grammaticales, alors qu’elles font transpirer l’absence de rigueur de nos dirigeants et aspirants dirigeants, ne constituent pas—loin s’en faut—le principal objet de ma préoccupation. Ce qui, dans l’accord, me fait craindre le plus pour l’avenir de ce pays, c’est le fait que pendant de longues heures, tout ce beau monde s’est réuni pour produire un document nul et non avenu, logiquement déficient et comportant des articles mutuellement exclusifs.

Beaucoup avant moi ont analysé le texte en question. Je m’en tiendrai à une brève analyse de l’article 14 de l’accord. A lui seul, cet article nous rappelle, s’il en était besoin, l’incompétence de ceux qui dirigent ou aspirent à diriger notre pays.

L’article 14 de l’accord se lit comme suit : ‘’les parties signataires du présent accord ont le droit de formuler des réserves sur une ou plusieurs clauses du présent instrument.’’ Cet article à lui seul témoigne de l’amateurisme qui a présidé à la rédaction du torchon d’El Rancho. Le recours à une clause autorisant les parties à un instrument à formuler des réserves est largement utilisé dans le domaine du droit international, pour des raisons évidentes : au moment de la signature d’un traité, si un état juge qu’une clause de ce traité est incompatible avec sa législation nationale, ou qu’il serait impossible de faire entériner le traité en question par son parlement à cause de cette clause, cet état formule une réserve sur la clause. L’effet de cette réserve est que la clause en question n’est plus applicable à cet état. Cette pratique permet aux Etats de signer des instruments internationaux auxquels ils auraient dû s’abstenir de participer à cause d’une simple clause.

Remarquez que cet usage est surtout de mise dans le cadre de traités multilatéraux impliquant parfois plus d’une centaine d’Etats où, même si deux ou trois états formulent des réserves sur deux ou trois clauses, cela nuit très peu à l’intégrité du traité. En plus, il est de mise que, lorsque, dans un instrument quelconque, on introduit une ‘’clause de réserve,’’ on prenne le soin d’ajouter une clause régulant l’admissibilité des réserves. Généralement, aucune réserve portant sur l’objet et le but d’un traité n’est admissible.

Dans le cas qui nous préoccupe, avec une clause de réserve aussi permissive, ceux qui ont conçu et signé l’accord d’El Rancho ont en fait pondu un document sans aucune valeur que ce soit. De tels charlatans ne devraient surtout pas être impliqués dans la conduite de la destinée de 10 millions d’habitants, à un moment aussi critique de notre vie de peuple. Voyons dans les détails.

Permissivité

Tel que l’article 14 est formulé, le Sénateur Desras, au lieu de piéger son collègue Steven Benoit à signer le document à sa place, puisqu’il ne voulait pas le faire lui-même, aurait pu le signer et formuler des réserves sur absolument tous les articles de l’accord. Cela aurait correspondu à une non-signature, ce qui n’est aucunement prohibé par l’accord. C’est ce qui arrive lorsque les concepteurs d’un document de ce genre ne savent pas ce qu’ils font.

Timing

Un accord rigoureusement conçu, lorsqu’il contient une ‘’clause de réserve,’’ circonscrit le ou les moment(s) durant lequel/lesquels les réserves peuvent être formulées. Généralement, des réserves peuvent être formulées au moment de la signature, de l’acceptation, de l’approbation ou de l’entérinement d’un accord. Dans le cadre du torchon d’El Rancho, rien n’empêche aux parties, trois mois après avoir signé le document, de formuler des réserves sur certains de ses articles. L’article 14 étant ce qu’il est, permet cela aussi.

Contradiction

La dernière phrase du pénultième paragraphe de l’accord, qui vient après un listage de toutes les réserves formulées par les différentes parties, se lit comme suit : ‘’toutes les parties signataires et chacune d’elles s’engagent à respecter et à appliquer en ce qui le (sic) concerne, le présent accord en tout et dans toutes ses parties.’’ Comment peut-on concilier cette phrase avec les réserves formulées par les parties ? Par exemple, en formulant des réserves sur l’article 2(e) portant sur la publication des résolutions votées au parlement et sur l’article 3 portant sur la question des frères Florestal, le pouvoir exécutif n’est plus concerné par ces articles. Comment peut-il donc s’engager à ‘’appliquer l’accord en tout et dans toutes ses parties ?’’

En somme, ce petit exercice sur le caractère saugrenu d’un seul article du torchon d’El Rancho doit nous porter à nous poser de sérieuses questions. Pourquoi, en dépit du fait que le pays compte un bon nombre de brillants avocats, les parties n’ont-elles pas cru bon de les consulter dans l’élaboration de cet accord ? Que devons-nous espérer de ces gens qui nous représentent quotidiennement dans les négociations internationales, qui prennent des décisions engageant les générations futures, alors que ni ces gens, ni ceux qui aspirent à les remplacer ont apposé leur signature au bas d’un document qui défie la logique, l’intelligence et le bon sens ? Quels autres documents sont-ils en train de signer en notre nom ?

A chaque fois que je fais face à l’incompétence de nos dirigeants et aspirants dirigeants, ces paroles de feu Hervé Denis sur le fait que nous ne cessons de creuser notre propre tombe par les décisions que nous prenons, me viennent à l’esprit : ‘’non-contents d’avoir atteint le fond, nous creusons.’’ Vu l’allégresse avec laquelle nous creusons, peut-être qu’Hervé Denis avait tort et qu’après tout, la voie de notre sauvetage est sous-terraine.

Frandley Julien
Doctorant en Droit

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