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Mise en place pendant 40 ans des structures d’apartheid coloriste par les gouvernements mulâtristes de Pétion et Boyer - De la bataille de Vertières à Anténor Firmin
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- Publié le vendredi 6 décembre 2013 01:35
La conférence de Chicago (4 de 5)
De la bataille de Vertières à Anténor Firmin : la problématique de l'indépendance des peuples
Par Leslie Péan, Chicago, 23 novembre 2013 --- L’idéologie anti-blanc formulée par Boisrond Tonnerre dans la phrase instituant l’exclusion de l’Autre «… il nous faut la peau d’un Blanc pour parchemin… » s’est matérialisée par le massacre des Français et est consacrée dans la Constitution de 1805 par le refus du droit de propriété aux Blancs quelle que soit leur nationalité. Dans les faits, cette politique d’exclusion n’a pas été appliquée uniquement contre les Blancs par les détenteurs du pouvoir créole, mais également contre tous les Haïtiens « du pays en dehors », les Bossales descendants des Africains de première génération, encore dénommés Congos. Cette idéologie raciale, inscrite dans le préjugé de couleur mulâtre-noir et l’opposition Créole-Bossale se perpétue avec la survivance du savoir colonial. Comme le dit Michel Foucault, « Avant toute existence humaine, toute pensée humaine, il y aurait déjà un savoir, un système que nous redécouvrons [1].»
De Saint-Domingue à Haïti, le camp des négociants étrangers, pointe de l’iceberg impérial, se maintient avec force. La subversion de ces commerçants prend de la maturité après l’indépendance, ces derniers manipulant les dirigeants du nouveau système au pouvoir comme ceux de l’opposition. Par système, il faut entendre, dit Foucault, « un ensemble de relations qui se maintiennent, se transforment indépendamment des choses qu’elles relient[2].»
Depuis la réunification du pays en 1820, et même avant en 1811, le pouvoir républicain concentre ses forces au sein du pouvoir exécutif et vassalise les deux autres pouvoirs. L’opposition parlementaire est démantelée en trois occasions par le pouvoir exécutif et, chaque fois, elle est retournée plus forte au Parlement représentant les Cayes, Aquin, Jérémie, Petit-Goâve et même Port-au-Prince. Les revendications contre le gouvernement militaire formé de vétérans de la guerre de l’indépendance aboutissent au Manifeste de Praslin du 1er septembre 1842 avec la « Société pour les Droits de l’Homme et du Citoyen » dirigée par Lhérisson, Laudun et Thomas Presse qui appuie les revendications des paysans du Sud. Le Manifeste de la Société fit le tour du pays et rallia des partisans tels que Dumai Lespinasse, Honoré Féry, pour aboutir à la Constitution libérale de 1843.
Il faut apprendre avant de comprendre, comprendre avant de convaincre et convaincre pour pouvoir vaincre. Notre compréhension du présent est déterminée par notre connaissance du passé. Aussi importe-t-il d’empêcher que le passé soit détourné et révisé pour justifier les pratiques malhonnêtes d’aujourd’hui. Haïti fait face au 19e siècle à la gérontocratie des aïeux. Les relations seront ambigües, sinon conflictuelles, entre les parents illettrés et leurs enfants instruits. Après l’échec de la révolution de 1843, c’est l’imbroglio politique avec les commerçants qui tirent les ficelles des militaires au pouvoir.
Les gouvernements mulâtristes de Pétion et Boyer pendant près de 40 ans mettent en place et renforcent les structures d’apartheid coloriste. Cette situation deviendra si alarmante que le général de division Philippe Guerrier, blessé à la bataille de Vertières, se verra obligé de demander à la France de revenir occuper son ancienne colonie, plutôt que d’être sous la férule de « Mulâtres arrogants ». Jean-Price Mars a reproduit ce document signalé originellement par le journal Le Courier des États-Unis du 10 août 1843 dans son ouvrage La République d’Haïti et la République Dominicaine.
« Port-au-Prince, le 2 juillet 1843,
Monsieur Guizot
Ministre de la Marine et des Colonies à Paris
Monsieur le Ministre,
« Plutôt de nous voir sous la domination des petits Mulâtres qui veulent envahir tous les vieux vétérans de la révolution et s’affubler d’épaulettes qui n’ont point gagné sur champ d’honneur ni par un long service, nous préférons de remettre le pays aux Français ses maîtres légitimes.
Oui ! nous préférons être sous la domination des français, en conservant nos grades et nos propriétés, qui saurant par une sage administration faire prospérer le pais. Ils ne peuvent rien faire pour le bonheur du pays et ils veulent s’emparer de toutes les places, après avoir chassé l’homme qui a su rétablir l’ordre et réunir tout le pays en un seul faisceau. Ils dilapident de précieux trésor pour eux seuls et tout faire passer à l’étranger. Déjà les Nègres des Cayes se sont convoqués à près de deux mille en réclamant contre cet envahissement des petits Mulâtres qui se sont appropriés toues (les) places. Si vous ne venez pas nous livrerons l’île aux Anglais.
Les vous saluons affectueusement
Les signataires qui écrivent
Le général de division
Guerrier
(Signé) Lazare. – J. F. Gardel[3]. »
La révolution de 1843 exprime pour la première fois les revendications de la paysannerie contre le pouvoir présidentiel autocratique. En effet, les paysans s’attaquent à la cohérence du système agraire des aïeux et présentent leurs demandes radicales par les voix des Piquets de Jean-Jacques Acaau, Dugé Zamor, Jean-Denis Augustin[4]. Cette rupture de la cohésion sociale se fait au même moment où le nom de Dessalines est agité, après 38 ans d’oubli, par le courant noiriste ayant à sa tête Lysius Salomon Jeune en 1844. Les partisans du statu quo présidentiel se renforcent sous les gouvernements de Soulouque et Geffrard. Après quatre révoltes armées en un an, le président Geffrard est obligé de démissionner le 13 mars 1867. Une nouvelle assemblée constituante est créée et Salnave est élu le 14 juin 1867.
Toutefois, la préoccupation intense de la classe politique demeure l’érection de balises institutionnelles pour limiter les dégâts des despotes. Comme ce fut le cas avec la Constitution de 1806 limitant les pouvoirs de Christophe, la Constitution de 1867 restreint les pouvoirs du Président de la république. En réalité, la Constitution de 1867 considérée par Anténor Firmin comme le « palladium du libéralisme » propose de parfaire la formation de l’État-nation. Loin de ce que les gouvernements de Pétion et Boyer ont fait en modelant la loi-mère à leur avantage. Tenant compte de l’hypertrophie présidentielle, la Constitution de 1867 aborde la question de la responsabilité du chef d’État dans la pratique du pouvoir. Refusant d’escamoter le problème réel de l’omnipotence présidentielle, la Constitution de 1867 dans son article 120 déclare « le Président est responsable de tous les abus d’autorité et d’excès de pouvoir qui se commettent dans son administration, et qu’il n’aurait pas réprimés. »
La Constitution de 1867 refuse tout particularisme et hypocrisie. Comme l’écrit Gaston Laporte, « l’irresponsabilité du Chef de l’État est un non-sens dans un pays de droit populaire[5]. » Les articles 104 et 107 concernant la limitation du pouvoir présidentiel à 4 ans et son non-renouvellement sont reproduits exactement comme ils figurent dans la Constitution de 1843. Ceci est d’autant plus important que les Constituants ne sont pas les mêmes. Il s’agit d’empêcher que la classe politique use et abuse du pouvoir étatique en se donnant une représentativité au prorata de ses prébendes. Les démocrates redoublent de vigilance contre les tares intérieures, dont le pouvoir à vie, qui bloquent la bonne gouvernance. Tout comme le président Geffrard avait voulu prolonger son mandat en 1866 en violation de la Constitution, le président Salnave ne fit pas mieux que de dissoudre le Corps Législatif en violation de l’article 75 de la Constitution de 1867. Salnave se devait de créer son propre Conseil législatif le 22 juillet 1869 et se déclarer président à vie le 16 novembre 1869.
Les contradictions internes s’intensifient dans l’absolutisme du pouvoir d’État bâti sur le socle de la famille du chef et/ou des ressortissants de sa région natale. À ce sujet, l’héritage louverturien est explicite avec un frère Paul Louverture commandant à l’Est, un premier neveu Moyse Louverture, général de brigade, un autre neveu Charles Belair, général de brigade. La tradition militariste consacre le pouvoir des fusils. C’est contre ce pouvoir qui confisque tout qu’Anténor Firmin se propose de réorganiser le champ du savoir. Un appel à repenser le pouvoir non à partir du droit de la force mais à partir de la force du droit. Né en 1850, Anténor Firmin commence sa carrière politique au cours de la guerre civile de 1867 de Sylvain Salnave contre le gouvernement de Fabre Geffrard. Firmin et ses amis parviennent à se saisir de la principale pièce de canon de l’adversaire et à mettre en déroute Nord Alexis et les troupes appuyant le pouvoir populiste de Salnave. Les amis de Firmin le placeront à la tête du canon capturé et parcourront ainsi les rues du Cap.
Firmin est le symbole de ce que le pays a de meilleur. Démocrate, libéral, avocat, véritable homme d’État, Firmin est candidat à la députation aux élections de 1879. Il est combattu avec une propagande grotesque le faisant passer pour un Blanc. Son adversaire Demesvar Delorme le traite de « petit nègre de Lafossette ». Aux uns et aux autres, Firmin dira : « La vérité, c’est que la question de couleur est à l’usage de tous ceux qui désirent perpétuer la nuit qui règne dans le cerveau populaire en Haïti, pour en tirer des avantages personnels»[6]. Firmin publie en 1885 le meilleur ouvrage de la fin du siècle De l’égalité des races humaines, une somme contre le racisme anti-noir, fer de lance du colonialisme. L’exclusion anti-Blanc ne sera levée qu’en 1889 avec Anténor Firmin, à un moment où le racisme blanc se donne des titres avec Gobineau, Anténor Firmin le met en panne d’inspiration.
En effet, Anténor Firmin fait l’événement avec la Constitution de 1889, celle qui marque la société haïtienne en ayant la plus longue vie dans l’histoire nationale. Ce n’est pas une manne qui est tombée du ciel, mais plutôt la volonté et le courage d’un homme qui a contribué sans relâche à son élaboration. Avec une attitude humaniste, Firmin propose de redynamiser toutes les forces sociales et de consolider les acquis de la lutte politique découlant de la guerre civile de 1888-1889. Contre l’entêtement nationaliste sectaire défendu par son contradicteur principal Léger Cauvin, au nom de la rigueur spirituelle et intellectuelle, à la séance du 4 octobre 1889, Firmin explique « pour chaque État, la nécessité de laisser toujours une porte ouverte à ceux qui veulent y entrer, en ne pratiquant l’exclusion que contre les éléments délétères dont l’acquisition serait un danger[7]. »
Firmin croit en la possibilité d’une harmonie entre les peuples. La sagesse et la clairvoyance des dirigeants peuvent élever leur peuple au-dessus des rivalités claniques tout en empêchant les nouveaux venus de se comporter en conquérants. Firmin avait pris les devants en comprenant le processus d’internationalisation du capital à l’échelle mondiale. Il voulait donc éviter que le peuple haïtien reste en marge de ce processus pour être plutôt l’artisan de sa propre histoire. C’est en tenant compte de cette réalité incontournable que Firmin déclare : « En admettant le Blanc comme le Noir dans notre jeune société politique, nous proclamerons un principe qui est devenu un article de foi de ce siècle : le principe de la fraternité universelle[8]. »
La logique de l’ambivalence et l’ambigüité
Firmin est Secrétaire d’État des Relations Extérieures, des Finances et du Commerce en 1891. La bataille pour l’indépendance gagnée à Vertières le 18 novembre 1803 connaît une autre dimension à la fin du 19e siècle avec la contribution d’Anténor Firmin dans la lutte pour sauvegarder l’intégrité nationale. Le ministre américain accrédité en Haïti est alors le noir abolitionniste, Frédérick Douglass[9]. Il dirige avec l’amiral américain Gherardi les négociations engagées avec Firmin pour obtenir la concession du Môle Saint Nicolas afin de faire une base navale américaine. D’entrée de jeu, Firmin réfute la thèse de Gherardi qui veut que la promesse du Môle Saint Nicolas a été faite par les troupes du Nord[10] lors de la guerre civile de 1888-1889. Avec toute la diplomatie requise, il refuse de se courber devant les pressions américaines et sauve l’indépendance d’Haïti en brandissant la Constitution de 1889. Douglass reconnaitra la justesse de la position de Firmin concernant l’indépendance du peuple haïtien et ne verra nullement dans l’exercice de cette souveraineté un obstacle aux bonnes relations entre les deux pays. Les diplomates américains ont déjà été à la hauteur des événements en respectant la vérité.
Firmin est à nouveau ministre des Finances en 1896-1897 sous Tirésias Simon Sam. Il démissionne pour des questions de principe, reprend sa toge d’avocat au Cap-Haitien et poursuit ses réflexions sur les réalités haïtiennes. On le retrouve en France en 1900 comme Ministre plénipotentiaire. Il est candidat à la présidence en 1902 suite à la démission du président Sam. Les ennemis politiques de Firmin l’attaquent aussitôt. Le journal La Tribune populaire dans son édition du 27 juin 1902, dans un texte intitulé « Pauvre élite » déclare : « M. Firmin est à ce point instruit qu’il ne doit pas être président d’Haïti, notre pays étant trop peu avancé pour être gouverné par un tel homme[11] !» Quelques mois plus tard, le journal Le Soir devait déclarer sous le pseudonyme Falstaff, «Plus un Haïtien est instruit, plus, suivant l’opinion courante, il est impropre à l’exercice du pouvoir[12]. » Le populisme obscurantiste s’affiche et vient confirmer les positions des courants politiques élitistes qui dirigent le destin historique du peuple haïtien. Les courants réactionnaires s’activent contre Anténor Firmin en disant « Ce ne sont pas les hommes instruits qui ont fait l’indépendance[13].»
(Ã suivre)
Leslie Péan
Economiste, Historien
[1] Michel Foucault, Dits et Écrits, Tome I, Paris, Gallimard, 1994, Ibid, p. 515.
[2] Ibid, p. 514
[3] Jean-Price Mars, La Republica de Haïti y la Republica Dominicana, tomo II, Editora Taller, Santo Domingo, Republica Dominicana, 2000, p. 834.
[4] Pauléus Sannon, Essai historique sur la révolution de 1843, Les Cayes, Imprimerie Bonnefil, 1905, p. 128.
[5] Gaston Laporte, Études sur la Constitution de 1867, P-au-P, 1878, p. 6.
[6] M. Roosevelt, Président des États-Unis et la République d'Haïti, Paris, F. Pichon et Durand-Auzias, 1905, page 426.
[7] Le Moniteur du 14 décembre 1889, n° 51, reproduit dans François Dalencour, Appel à la jeunesse haïtienne : patriotisme et travail, Port-au-Prince, 1919, p. 109.
[8] Le Moniteur, P-au-P, 11 décembre 1889.
[9] Myrna Himelhoch, « Frederick Douglass and Haiti’s Mole st. Nicolas, The Journal of Negro History, vol. LVI, no. 3, July 1971, p. 177.
[10] Jean Price Mars, Anténor Firmin, P-au-P, 1964, p. 285-286.
[11] La Tribune populaire, 27 juin 1902.
[12] Falstaff, « Pauvre Élite », Le Soir, numéro 160, 19 novembre 1902.
[13] Idem.
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