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De la bataille de Vertières à Anténor Firmin : la problématique de l’indépendance des peuples (3/5)

Stanley-SchragerStanley SchragerLa conférence de Chicago (3 de 5)

Par Leslie Péan, Chicago, 23 novembre 2013 ---  Les généraux prêtèrent peu d’attention à ses commentaires, tout comme ils venaient de faire pour ce document rédigé dans les semaines qui suivirent la bataille de Vertières. Boisrond Tonnerre devait dire au général Bonnet: Â« Je me suis enfermé dans une chambre, j'ai bu deux tasses de café, trois coups de rhum et l'Å“uvre a coulé de source[1]. Â» Le lendemain matin, il était ivre mort, et les soldats durent briser la porte de sa maison pour le réveiller et obtenir le texte qui devait être lu à la cérémonie. Ce contrat avec Bacchus depuis les origines continue. Sous l’empire de la boisson, la constance dans l’ébriété s’affiche. La petite histoire raconte que le célèbre discours prononcé par le président Estimé à l’occasion de l’inauguration du Bicentenaire de la capitale en 1949 a été écrit dans les mêmes conditions par les poètes Roussan Camille et Jean Brière.

Il est de notoriété publique que le général Namphy n’avait pas les yeux très clairs quand, face aux manifestations publiques contre son gouvernement, il a prononcé le mot célèbre « si ou renmen chouchou ou pa fèt pou fè chouchou la pen Â». Le diplomate américain Stanley Schrager raconte en février 2011 dans le journal Sun Sentinel[2] de la Floride que c’est autour d’une bouteille de rhum qu’il a été convaincu par Sweet Micky que ce dernier était le président qu’il fallait à Haïti. Le diplomate américain disait, de façon désarmante, que Sweet Micky était le bon choix, « même s’il devait apprendre sur le tas Â».

Ces remarques ne veulent nullement dire que le choix de gouvernance des nouvelles élites soit dicté par l’alcool. C’est en toute lucidité qu’elles ont fait le choix de reproduire la société coloniale alors que les masses de cultivateurs ne voulaient pas manger de ce pain-là. Elles le font à partir du discours d’exclusion des masses de la propriété terrienne, au profit des élites noire et mulâtre. Un discours de cacophonie qui fait hurler les cordes des guitares sans faire de la musique.

 Gouvernance de soi et gouvernance des autres

 Le nouvel État adopte la forme désuète de gestion de la cité. Ce n’est pas la forme républicaine, libérale et démocratique qui est retenue. La conscience de la gouvernance de soi, et par extension de la gouvernance des autres, ne va pas au fond des choses. L’autorité agit avec laxisme à partir du ouï-dire. La référence à « l’État c’est moi Â» de Louis XIV est la prétention de tous les régimes autoritaires haïtiens. Dans cet entendement, la loi est faite pour les détenteurs de l’autorité et leurs amis. En ce sens, elle traduit non seulement la volonté du plus fort, mais elle n’a rien à voir avec la justice. La mort a un rôle de légitimation et d’arbitrage dans la vie. Le recours à la mort est la rationalité. Liberté ou la mort est le motto dans tous les actes du nouveau pouvoir. Comme le dit Dessalines le 1er janvier 1804 : « Qu’ils frémissent en abordant nos côtes, sinon par le souvenir des cruauté qu’ils y ont exercées, au moins par la résolution terrible que nous allons prendre de dévouer à la mort, quiconque, né français, souillerait de son pied sacrilège le territoire de la liberté[3] .»

La victoire de Vertières a résolu le conflit des élites des anciens et des nouveaux libres face aux colons français et aux masses d’Africains et de Congos. La question centrale est celle de garder l’unité et la solidarité à travers l’organisation de la nouvelle société dans la diversité et la tolérance. La question est plus compliquée qu’elle ne parait à première vue. Ce n’est pas conclure que de la réduire ou de la simplifier par l’acceptation de Dessalines comme général en chef. L’autorité exercée par ce dernier dans la conduite de la guerre est indéniable. Mais la nouvelle société est à la recherche objective d’une remise en question de l’organisation coloniale. Elle a besoin de définir un plan d’actions, non seulement assurer la gestion des affaires courantes, mais aussi pour l’élaboration de nouveaux rapports sociaux et politiques.

Un pacte national pour réaliser la justice sociale demande que les autorités assument leurs responsabilités. La rude tâche de créer un État et une nation implique une prise de conscience interne des tares léguées par l’esclavage pour permettre une repossession de soi. L’orientation de la politique nationale ne peut faire l’économie d’un travail sur les consciences sans sombrer dans la banalité de l’occultisme, du mysticisme et des superstitions qui emprisonnent l’esprit haïtien. Nous sommes moins redevables aux héros de Vertières qui nous ont donné l’indépendance qu’aux aïeux anonymes qui ont affronté la mitraille comme dans un suicide collectif. Leur éthique transcendante nous a légué ce lieu où malheureusement le virus du pouvoir absolu nous conduit encore à continuer l’esclavage du nègre par le nègre. En ce sens, Vertières doit faire émerger chez nous non pas un sentiment de fierté mais plutôt un sentiment de culpabilité.

En effet, non seulement à partir de 1804 les mécanismes d’extraction du surplus économique ne changent pas fondamentalement, mais les stratagèmes répressifs d’État rendent la réalité insupportable. Dessalines surveillait Christophe de près car ce dernier avait des troupes aguerries sous son commandement et entretenait des rapports avec le général Nicolas Geffrard dans le sud qui n’inspiraient pas confiance à l’Empereur. Le style de gouvernance autocratique de l’Empereur n’aidait pas pour construire un consensus entre les généraux de division. La question de vérification des titres de propriété associée à celle de lutte contre la contrebande des commerçants étrangers précipite les hostilités. Alors les luttes sourdes vont se poursuivre sous des formes ouvertes jusqu’à la forme inattendue du soulèvement armé et de l’assassinat du Pont Rouge.

L’insurrection contre Dessalines commence dix jours avant le 17 octobre à Port Salut le 8 octobre avec la révolte du juge de paix, le noir Messeroux. La révolte neutralise le général de division mulâtre Moreau Herne, commandant de la première division du Sud, qui avait remplace le général Geffrard. En soulignant le phénotype des amis et des ennemis de l’empereur, je veux signaler que ce n’était pas une simple question de couleur comme certains veulent le faire croire. Moreau Herne sera fusillé le 16 octobre par les organisateurs de l’insurrection malgré les interventions de Borgella et de Vaval. La révolte passe de ville en ville en commençant par les Cayes où le colonel Bourdet à la tête de ses troupes rejoint la rébellion. Puis le 10 octobre, la pression augmente encore avec l’adhésion du général Élie Gérin. De jour en jour, l’insurrection séduit les soldats de Miragoâne et de Petit-Goâve. Les troupes envoyées par Pétion pour combattre l’insurrection font volte-face à Grand-Goâve et Léogane. Les soldats ne sont pas essoufflés par la marche forcée.

Dessalines part de Marchand le 15 octobre accompagné de ses fidèles Mentor, Charlotin Marcadieux, Boisrond Tonnerre, Dupuy, Bazelais, etc. et d’une faible escorte. Entre Saint Marc et l’Arcahaie, il rencontre le mulâtre Delpech qui revenait de Petit-Goave où vivait sa famille. Ce dernier lui dit de ne pas rentrer à Port-au-Prince sans une armée. Dessalines refuse de penser l’impensable. Non seulement Dessalines ne l’écoute pas, mais il le congédie malhonnêtement en estimant que ses remarques sont ridicules.

On ne peut que questionner la large assise populaire que certains prétendent que Dessalines avait. Comment une crise de cette ampleur commencée dix jours auparavant ait pu échapper aux services d’intelligence de l’Empereur ? Selon Ardouin, l’Empereur Desssalines aurait eu connaissance de l’insurrection commencée dans le Sud et aurait demandé à Pétion de réprimer les révoltés[4]. Comment comprendre qu’il soit ainsi tombé dans le piège du Pont-Rouge ? Ce n’est pas également une simple question coloriste mulâtriste. On a vu des noirs participer au complot dès le début et à toutes les étapes. Tout comme on a vu des mulâtres défendre Dessalines jusqu’à donner leur vie. Le crime du Pont Rouge est plutôt utilisé par les noiristes quand ils veulent raviver les vieux antagonismes de couleur à leur avantage pour conquérir le pouvoir d’État.

 Le « nu Â» de Vertières

 Le moment historique Vertières est devenu monument en 1953 à l’occasion du 150e anniversaire de l’événement. Il est passé de deux à trois syllabes avec un « nu Â» qui dérange. La récupération de l’épopée des aïeux connaît un tournant traumatisant avec la dictature duvaliériste. Dans un discours prononcé le 21 juin 1964 entérinant le referendum du 14 juin 1964 le déclarant président à vie, le dictateur François Duvalier dénature la signification de la geste des combattants de l’indépendance par le serment creux et mystificateur suivant qui fut imposé à tous les écoliers pendant près d’une décennie et qu’ils devaient répéter à l’occasion de la montée du drapeau.

« Je jure devant Dieu et devant la nation d'en être le gardien intraitable et farouche. Qu'il flotte désormais dans l'azur pour rappeler à tous les Haïtiens 
les prouesses de nos sublimes martyrs de la Crête à Pierrot, de la Butte Charrier et de Vertières 
qui se sont immortalisés, sous les boulets et la mitraille, pour nous créer une patrie, où le nègre haïtien, se sent réellement souverain et libre. Â» 

En terrorisant les consciences et en ébranlant les volontés, le pouvoir fasciste tente de contrôler la vie psychique de l’Haïtien par la fabrication d’individus qui ne comprennent rien à leur environnement. Or justement, comme l’explique Patocka, « La solidarité des ébranlés, c’est la solidarité de ceux qui comprennent[5]. Â» La fatalité de la démesure qui nous pousse à dire nou fè sa nou pi pito, c’est ce que le « nu Â» de Vertières met à nu à travers les incohérences et les laideurs d’une part et les recoupements et observations d’autre part.

L’esprit de Vertières a été trahi par la classe politique au pouvoir. L’interrogation faite par les héros de Vertières contient une dose de lucidité qui leur a fait donner leur vie à la postérité pour nous permettre d’avoir la liberté. Comme l’explique Lucien Montas, le souci de leur descendance conduit ces « sublimes va-nu-pieds qui, connaissant le prix de la liberté, n’ont pas hésité devant le sacrifice d’eux-mêmes pour la conquérir et nous la léguer[6]. Â» Honte à nous de n’en avoir rien fait ! À tel point que le monument de Vertières a été vandalisé le 8 mai 2011 par des malfaiteurs qui volent la lame du sabre en bronze de l’un des personnages de la statue.

Les mots de Gingembre Trop Fort

 En dépit de la réprobation d’un tel acte et des protestations de tous les secteurs patriotiques, les malfrats reprennent du service une semaine plus tard. En effet, « les bandits sont revenus dans la nuit au cours de la semaine du 16 mai poursuivre leur odieux forfait en emportant la seconde lame qu’ils avaient tenté de scier la semaine précédente[7]. Â» Au total, les bandits ont donc pris deux sabres et la bride du cheval de Capois[8]. On imagine le sentiment d’abjections que tous les Haïtiens ayant une conscience ont dû ressentir devant des actes aussi malhonnêtes. Cas isolés ? Indices de la monumentale régression que nous vivons. En effet, le président de la République et son premier ministre se sont retrouvés en voyage à l’étranger le 18 novembre 2011. Assister à un match de football était plus important pour eux que d’honorer la mémoire de l’ultime bataille contre le colonialisme.

De pareilles décisions suscitent de graves questions sur la mentalité et le jugement de leurs auteurs. Des bourdes qui ne se comptent plus et qui, à force de se répéter, n’étonnent plus. La banalité de la bêtise continue en 2012, quand des bandits décident de peindre en rose et blanc le monument de Vertières[9]. Cela fait penser à la manifestation de cet esprit créole anti-populaire qu’on a aussi vu à Jérémie en 2004 avec la destruction de la statue du leader paysan révolté Goman sur la place d’Armes en face de la cathédrale[10]. Enfin le 18 novembre 2013, la célébration de Vertières a lieu dans une atmosphère de désunion et de répression des groupes d’opposition, ce qui est complètement contraire à l’esprit d’unité dans le combat lors de cette bataille historique. Formations bancales et déperditions graves de savoir ont abouti à cette triste réalité qui soulève un ras-le-bol dans la population. La dénaturation du projet national est confirmée par les plus hautes autorités. On est atterré de voir qu’un État puisse tomber aussi bas.

Dans la conjoncturelle actuelle, il importe de rappeler les mots de Gingembre Trop Fort, un de ces commandants Bossales du district du Borgne, déportés par Leclerc en compagnie de Toussaint Louverture, et expédié au bagne de Cayenne[11]. Le commandant Gingembre Trop Fort a envoyé ces mots le 20 février 1802 au citoyen Achille, commandant du district de la rivière Laporte.

« C’est dans ce moment que nous devons faire voir que nous sommes hommes et défendre nos droits. Je crois bien, Citoyen commandant, que telle est votre pensée qui doit être que nous devons vivre libre ou mourir[12]. Â»

  Le mouvement populaire en action actuellement en Haïti s’inscrit objectivement dans la défense des droits inaliénables de la personne humaine. Son avancement vers la conquête des libertés est conditionné par la juste compréhension de l’apport des aïeux de Vertières dans la lutte pour l’indépendance. Mais aussi dans l’identification et le traitement des ennemis internes à notre culture qui bloquent la marche vers le progrès. Nous avons détruit autant les rapports sociaux que l’environnement naturel. La dynamique des luttes de pouvoir a détruit la confiance entre nous. Les bases de notre édifice social sont fissurées par les ambitions démesurées des chercheurs de pouvoir absolu. Ces éléments accumulent les absurdités qui sont la cause de nos malheurs. D’où l’impasse du présent, l’extinction des valeurs et l’effondrement de l’État. (à suivre)

Leslie Péan
Economiste-Historien

[1] Andrée-Luce Fourcand, Un autographe du tonnerre, 2007.

[2] Stan Schrager, « Haitian hope: Sweet Micky may revive the nation », Sun Sentinel, February 20, 2011

[3] Jean-Jacques Dessalines, « Le général en chef au peuple d’Haïti Â», 1er janvier 1804, dans Boisrond Tonnerre, p. 5.

[4] Beaubrun Ardouin, Études sur l’histoire d’Haïti, Tome VI, p. 322.

[5] Jan Patocka, Essais hérétiques, Verdier, Lagrasse, 1981, p. 145.

[6] Lucien Montas, « L’héritage de Vertières Â», Le Nouvelliste, 19 novembre 1953.

[7] Bulletin de l’ISPAN, numéro 25, 1er juin 2011, p. 16.

[8] « Haïti-Patrimoine : Le monument de Vertières, vandalisé par des marchands de ferraille ! Â», Alterpresse, 27 mai 2011.

[9] « Cap-Haïtien/Les Monuments de Vertières peints en Rose et Blanc ! », Le Matin, 16 novembre 2012.

[10] Eddy Cavé, De mémoire de Jérémien, Montréal, Cidihca, 2009, p. 138-139.

[11] Jean Destrem, Les déportations du Consulat et de l’Empire, op. cit., p. 507.

[12] Colonel Nemours, Histoire militaire de la guerre d’Indépendance de Saint Domingue, tome 2, Paris, Berger Levrault, 1928, p. 302-303.

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