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Les émeutes de la dépréciation de la gourde
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Par Thomas Lalime, 23 Juillet 2018 --- La hausse avortée dans la violence des prix de l’essence en Haïti était liée essentiellement à la dépréciation accélérée de la gourde, une hausse du taux de change de 50 % entre octobre 2014 et juillet 2018. Elle n’était pas vraiment due à l’augmentation des prix de l’essence sur le marché international qui étaient en baisse de 19 % durant cette même période. En clair, il n’y a pas eu « des émeutes de l’essence », mais plutôt des « émeutes de la dépréciation de la gourde ». Si cette dépréciation se poursuit, elle constituera une épée de Damoclès sur la tête des prochains gouvernements.
Il se pose une question très simple : si le gouvernement appliquait strictement la loi de mars 1995 instituant les droits d’accises variables surles produits pétroliers et sur le mécanisme d’ajustement automatique des prix à la pompe y afférent, quels seraient ces prix aujourd’hui? Avec la même structure des prix utilisée par le gouvernement en octobre 2014 pour calculer les prix à la pompe et pour un taux de change de 69 gourdes pour un dollar, pour l’importation pétrolière en date du 10 juin 2018, ils seraient de 262 gourdes pour la gazoline, 220 gourdes pour le gasoil et 218 gourdes pour le kérosène. Les lignes qui suivent vont en établir la preuve.
Pour aboutir aux prix qui devraient s’afficher au 10 juin 2018, la date la plus récente pour laquelle nous disposons du prix CIF du gallon d’essence, nous avons utilisé l’avis 14/15-001 conjoint du ministère de l’Économie et des Finances (MEF) et du ministère du Commerce et de l’Industrie (MCI) qui fournit la structure complète des prix de la gazoline, du gasoil et du kérosène pour le mois d’octobre 2014. Cet avis portant les signatures des ministres Marie Carmelle Jean-Marie (MEF) et Wilson Laleau (MCI), encore disponible sur le site du MEF, appliquait convenablement le décret de mars 1995. Les calculs concernaient la cargaison de l’essence du 22 septembre 2014.
Trois principaux facteurs expliquent la fluctuation des prix du pétrole à la pompe en Haïti : la dépréciation de la gourde, les différents frais et taxes sur l’importation du pétrole et la variation des prix de l’essence sur le marché international. Nous faisons des exercices de simulation à partir de la structure des prix du 10 octobre 2014 pour quantifier l’impact de chacun de ces trois facteurs sur l’augmentation des prix de l’essence. Nos résultats indiquent que la nécessité d’augmenter ces prix est due essentiellement à la dépréciation de la gourde. D’ailleurs, les prix de l’essence sont en baisse sur le marché international sur la période allant d’octobre 2014 à juin 2018. Pour les taxes et frais, l’État ne peut pas toucher significativement la marge bénéficiaire des opérateurs. Elle renonce déjà à la perception des droits de douane.
Le taux de change en hausse de 50 % entre octobre 2014 et juillet 2018
Entre octobre 2014 et juillet 2018, le taux de change a augmenté de 50,82 %. Pour calculer les prix en vigueur au 10 octobre 2014, le gouvernement utilisait un taux de change de 45,75 gourdes pour un dollar américain. Aujourd’hui, le taux de change minimal passe à 69 gourdes pour des montants inférieurs à 500 dollars américains, une hausse de 50,82 % entre le 10 octobre 2014 et 16 juillet 2018.
Ainsi, si nous reprenons la structure des prix du 10 octobre 2014 sans rien y modifier, sauf le taux de change, nous aboutissons au résultat suivant : le prix de la gazoline passe de 215 à 324 gourdes, celui du gasoil saute de 177 à 267 gourdes et le kérosène a vu son prix grimper de 171 à 258 gourdes. Ces hausses sont proportionnelles à celle du taux de change durant la période ci-dessus mentionnée. Ce ne serait qu’un ajustement pour tenir compte de la dépréciation de la gourde si le prix CIF était le même que celui du 10 octobre 2014. Rien d’autre.
Le prix CIF du gallon d’essence en baisse de 19 % entre octobre 2014 et juin 2018
Fort heureusement pour le consommateur haïtien, le prix CIF du gallon d’essence a baissé de 19,1 % entre octobre 2014 et juin 2018. Nous avons pu consulter l’une des dernières structures de prix datant du 10 juin 2018 où le prix CIF de la gazoline s’élève à 2,4359 contre 3,0098 dollars américains au 22 septembre 2014. Justement, le prix du baril a diminué d’à peu près 50 % entre janvier 2014 et janvier 2015 avant de recommencer à augmenter progressivement jusqu’en juillet 2018 sans vraiment atteindre le niveau de janvier 2014.
En fait, si la gourde ne s’était pas dépréciée de façon accélérée et si le taux de change était de 50 gourdes pour un dollar, on devrait plutôt observer une baisse des prix de l’essence sur le marché local. Avec la structure des prix d’octobre 2014 et un taux de 50 gourdes pour un dollar américain, les prix seraient les suivants : 190 gourdes pour la gazoline, 146 gourdes pour le gasoil et 158 gourdes pour le kérosène.
Des droits de douane de 24,45 % et des marges distributeurs de 11,05 %
On constate que l’ajustement des prix proposé le 6 juillet était plus faible pour la gazoline que pour le gasoil et le kérosène. Cette différence est due essentiellement au différentiel de taxes et des frais divers appliqués aux différents types d’essence. Par exemple, au 10 octobre 2014, le gouvernement prélevait 24,45 % de droits de douane à la gazoline contre 0 % sur le gasoil et le kérosène. Toute la différence se situe à ce niveau. D’ailleurs, dans l’avis du 10 juin 2018, on voit que le prix CIF du gallon de gazoline était de 2,4359 contre 2,4925 pour le kérosène. Celui-ci était moins cher que la gazoline.
À Montréal par exemple, le gasoil est généralement plus cher que la gazoline. Il est moins cher en Haïti grâce à l’élimination de certains frais appliqués à la gazoline comme les droits de douane. En clair, si le gouvernement élimine les droits de douane sur la gazoline également, elle peut devenir moins chère que le gasoil et le kérosène, comme à l’étranger. Il se privera cependant des recettes faciles à collecter.
Sur la structure des prix datant du 4 juillet 2018, on constate également que le prix CIF du gasoil s’élève à 2,2895 dollars américains. Ainsi, pour permettre au prix à la pompe de demeurer à 179 gourdes, le gouvernement a dû rembourser 22 gourdes sur chaque gallon aux opérateurs privés. Quand on considère le nombre de gallons importés, on comprend l’ampleur du financement gouvernemental pour maintenir inchangés les prix. Cela confirme que, parfois, le gouvernement subventionne bel et bien les prix de l’essence à la pompe.
Nous constatons également que pour les prix proposés par le gouvernement le 6 juillet 2018, il avait ajouté un montant forfaitaire d’environ 40 gourdes sur les prix à la pompe obtenus par l’application stricte de la loi de mars 1995 en utilisant le prix CIF du 10 juin 2018. Cet ajout se serait fait probablement dans un souci de récupération des subventions précédentes ou de rattrapage des prix de l’essence en République dominicaine comme le souhaitent les autorités haïtiennes. Là se trouve une des maladresses gouvernementales.
On ne peut pas persister à comparer les prix à la pompe entre les deux pays de l’île. La raison est simple : la République dominicaine est beaucoup plus stable du point de vue macroéconomique. Son taux de change est plus faible et plus stable. En conséquence, ses prix à la pompe seront plus faibles pour une cargaison achetée au même prix sur le marché international. Le dollar américain s’achète à 49,21 pesos et se vend à 49,65 pesos. C’est normal que les prix de la gazoline régulière s’élève à seulement 228,2 pesos et le diesel à 200,6 pesos. La différence avec les prix d’Haïti provient essentiellement du taux de change.
Le MEF ne publie plus la structure complète des prix de l’essence sur son site Internet. Il se contente d’afficher la comparaison des prix entre Haïti et la République dominicaine. Cette comparaison n’enseigne pas vraiment sur l’évolution du prix sur le marché international. Elle montre tout simplement l’impact de la stabilité du pesos et de la dépréciation de la gourde sur les prix de l’essence à la pompe dans les deux pays.
Nous constatons également que la marge de profit des distributeurs se situe autour de 11,05 %, celle des compagnies était de 8,72 %. Ces marges semblent être incompressibles et ne peuvent faire l’objet de modification. Le gouvernement agit souvent sur les droits de douane qu’il consent à ne pas percevoir. Mais la grande leçon à tirer des émeutes est que la population paie très cher la dépréciation accélérée de la gourde. Peut-être davantage plus cher que l’on aurait imaginé.
Si cette dépréciation a provoqué la chute du gouvernement Lafontant à travers la tentative avortée de hausse des prix à la pompe, elle attend de pied ferme le nouveau gouvernement. Elle s’érige comme une véritable guillotine pour les prochains chefs de gouvernement.
Thomas Laline
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Economiste
Source: LeNouvelliste