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L’échec du dialogue interhaïtien ou le dilemme du prisonnier haïtien ?

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Par Thomas Lalime --- Le dilemme du prisonnier est un exemple classique et célèbre en théorie des jeux qui explique comment et pourquoi il est, en général, difficile d'obtenir et de maintenir une coopération entre différents acteurs. Trop souvent, les agents économiques, mais surtout les politiciens, ne réussissent pas à coopérer, même si cette coopération leur aurait permis d'améliorer leur sort et celui de toute la société. L'échec du dialogue interhaïtien en est une parfaite illustration.

Le dilemme du prisonnier (1) raconte l'histoire de deux présumés criminels qui viennent de se faire arrêter par la police. Celle-ci dispose de preuves suffisantes pour les accuser de port d'arme illégal, ce qui vaudrait une année d'emprisonnement à chacun. Mais les criminels sont également soupçonnés d'avoir vandalisé une banque, mais les preuves sont insuffisantes pour les inculper de vol à main armée.

Les policiers qui les interrogent dans des pièces séparées, proposent à chacun le marché suivant : «À l'heure qu'il est, nous pouvons te coffrer pour un an, mais si tu reconnais avoir fait ce vol à main armée et que tu accuses ton complice en nous donnant des preuves, tu recevras l'immunité et tu seras libre, tandis qu'il passera 20 ans derrière les barreaux. Cependant, si vous confessez tous deux votre crime, nous nous passerons de ton témoignage et économiserons ainsi les frais d'un procès, vous purgerez chacun une peine de huit ans de prison.»

Chaque prévenu peut nier ou avouer le vol. On voit bien qu'il serait de leur intérêt de nier. Dans ce cas, ils auraient tous deux seulement un an de prison. Mais comme l'un ne sait pas ce que l'autre va faire, chacun se dira : « Si l'autre nie, il vaut mieux que j'avoue. Je serai ainsi libre au lieu de croupir un an en prison. S'il avoue, j'ai intérêt encore à passer aux aveux, car je m'en tirerai avec huit ans de prison au lieu de 20 ans. En fin de compte, quoi qu'il fasse, c'est mieux pour moi d'avouer.»

Finalement, les deux prévenus avoueront et passeront huit ans en prison. Les deux savaient qu'il était possible d'y passer seulement un an s'ils niaient. Mais en tentant de poursuivre ce qu'ils croyaient être leur propre intérêt individuel, ils aboutissent à une situation qui n'arrange personne.

Le dilemme du prisonnier a, entre autres, théoriquement servi à expliquer la course aux armements des grandes puissances. Par exemple, les États-Unis et l'Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), durant la guerre froide, pouvaient décider de se doter de nouvelles armes ou de se désarmer. Chaque pays préfère détenir plus d'armes que l'autre, car un puissant arsenal lui assure une plus grande influence sur le plan international. Cependant, chaque pays aimerait vivre dans un monde libéré de la menace que font peser sur lui les armes de l'autre.

De plus, le pourcentage de leur PIB alloué à l'armement pourrait mieux servir à financer des programmes sociaux. Il serait donc dans l'intérêt de ces pays et de celui de leur population de se désarmer. En fait, si l'un n'est pas lourdement armé, l'autre n'en a plus besoin. Par une logique analogue à celui du dilemme du prisonnier, ils choisissent de s'armer malgré tout. Le cas de la Corée du Nord est encore plus pathétique où la quasi-totalité des ressources du pays est investie dans l'armement pendant que le peuple croupit dans la misère.

Pour revenir au cas haïtien, depuis toujours, oppositions et pouvoirs, bourgeois et pauvres, en pensant concourir à leur propre intérêt individuel, ont fait des choix chaotiques qui ne profitent parfois à personne. Ce serait tellement simple qu'au tout début de son mandat, le président Martelly acceptait, dès la désignation de Daniel G. Rouzier comme Premier ministre, de négocier avec la classe politique sur un programme de gouvernement de 5 ans et choisir au sein des partis présents au Parlement les meilleures compétences pour composer l'équipe gouvernementale. Une bonne coordination autour des 5 «E»pourrait réunir tout le monde autour d'une même table. Un vrai consensus sur un projet national. Il a hélas ! privilégié une confrontation stérile qui lui a coûté une bonne part de la notoriété de sa présidence et menacé d'hypothéquer l'ensemble de son quinquennat.

Le président Jean-Bertrand Aristide avait fait pareil durant ses deux mandats : confrontation avec des secteurs politiques et la société civile au lieu de chercher la coopération autour d'un plan de développement national. Résultat : le pays continue de patauger dans la misère et le sous-développement. Il est certain que l'on eût pu faire beaucoup mieux si tous les secteurs vitaux de la vie nationale arrivaient à converger leurs forces vers l'ultime objectif de développement national.

Le dilemme du prisonnier permet de comprendre l'échec du dialogue inter-haïtien sous l'égide de la Conférence épiscopale d'Haïti. Les partis politiques mais surtout le président Martelly auraient tout intérêt à parapher un accord et à le respecter. Lors de son récent passage à Washington, le chef de l'État a d'ailleurs reçu beaucoup de félicitations pour avoir, dit-on, initié le dialogue avec les partis politiques. En quelque sorte, il commençait déjà à en récolter les dividendes. La signature d'un accord, au terme des pourparlers, consoliderait cette nouvelle image du président. Et ce serait l'un des éléments de sauvetage de son quinquennat.

Les partis politiques, eux, donneraient un signal qu'ils ne constituent pas un élément de blocage politique. Pour le nouveau cardinal Chibly Langlois et l'Église catholique, ce serait le retour d'une église engagée auprès de son peuple dans le débat et les actions politiques susceptibles de promouvoir le développement national. Le respect de cet accord devrait permettre la réalisation d'élections crédibles et pourrait éviter des turbulences politiques avec des conséquences néfastes sur l'économie haïtienne. Tout le monde aurait alors gagné avec la signature d'un accord. Mais, paradoxalement, des partis influents ont claqué la porte. Le Sénat de la République refuse de parapher l'accord en attendant la publication des noms des dix nouveaux juges de la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif. Tout le monde sera perdant. C'est le dilemme du prisonnier haïtien.

Les origines du dilemme du prisonnier haïtien

Les origines du dilemme du prisonnier haïtien ne diffère pas trop de l'exemple classique : absence d'informations, de coopération et de confiance entre les acteurs. Si les deux prévenus se coordonnaient avant d'être attrapés par la police, ils pourraient s'entendre pour tout nier au cas où ils seraient invités à témoigner. Si l'un savait ce que l'autre allait décider, il prendrait la meilleure décision. Il faudrait de plus qu'ils se fassent assez de confiance l'un l'autre pour s'assurer qu'il n'y aurait pas de trahison. Deux facteurs qui manquent cruellement dans le paysage politique haïtien. Le dialogue interhaïtien n'aboutit pas aux résultats escomptés parce que les acteurs ne se font guère confiance. Aucun parti n'est sûr de la bonne foi de l'autre. On ne vise pas à un accord gagnant-gagnant. Chacun vise le butin aux dépens de l'autre.

Si la présidence était de bonne foi, pourquoi ne ferait-elle pas part à la médiatrice de ses réserves sur les trois noms des juges qui ne figurent pas dans l'arrêté présidentiel ? Si les preuves de faux sont avérées, la médiatrice pourrait alors négocier avec le Sénat le remplacement de ces noms et débloquer la situation. Il y a probablement des anguilles sous roche qui échappent à l'œil de la médiatrice. Et les vrais enjeux qui bloquent le déroulement des débats ne sont pas mis sur la table de façon transparente. Dans un tel contexte d'asymétrie d'information, aucun accord gagnant-gagnant ne peut-être obtenu.

Jusqu'ici, la méthode one-man show du président Martelly n'a pas fonctionné. En minimisant l'opposition, en promettant monts et merveilles au peuple et en vantant ses talents de grand joueur à tout bout de champ, il a créé une attitude attentiste chez les ténors de la classe politique. Tout le monde l'attend au pied du mur pour reconnaître s'il est vraiment un vrai maçon en se croisant les petits doigts. L'opposition politique et le Sénat de la République attendent encore les signes probants de sa bonne foi.

Le chef de l'État veut garder le pouvoir à tout prix, l'opposition veut l'attraper par tous les moyens. Finalement, comme d'habitude, il y aura un troisième joueur qui empochera la mise. Comme Michel Martelly l'avait chipée dans le duel qui opposait le candidat du président René Préval et l'opposition de l'époque. Un peu comme les deux prisonniers qui voulaient passer moins de temps en prison mais en fin de compte aboutissent à huit ans de prison pendant qu'ils pourraient tous deux n'en écoper que d'un an en niant.

Quant au facteur confiance, indispensable à la bonne coordination politique nécessaire au décollage économique, elle semble être encore absente de l'échiquier politique national. La méfiance a plutôt conquis le terrain. On doute de la bonne foi de l'interlocuteur. On passe plus de temps à surveiller les coups bas qu'à planifier le développement national.

Pourtant, la République dominicaine a épousé la trajectoire du développement économique qu'elle connaît aujourd'hui quand l'ensemble de ses secteurs vitaux arrivait à s'entendre sur les priorités nationales et faire le sacrifice nécessaire des intérêts individuels mesquins sur l'autel du bien-être collectif. Cela dépendra des leaders capables de voir au-delà de leurs propres intérêts individuels, mesquins et claniques. Haïti n'en a malheureusement pas encore connu beaucoup au cours de son histoire deux fois séculaire.

Il faut quand même saluer l'initiative de la Conférence épiscopale, à travers le cardinal Langlois, de coordonner le dialogue. Car, jusqu'ici, a souligné M. Evans Paul, il n'y a jamais eu un dialogue interhaïtien initié et coordonné par des Haïtiens. Le médiateur semble jouir d'une assez bonne réputation auprès des acteurs. Il peut alors bien jouer son rôle en tant que mécanisme de coordination afin d'éviter au pays le chaos politique perpétuel.

Mais dans le contexte haïtien de méfiance politique coutumière, on s'interroge déjà sur le respect des clauses d'un accord que les parties prenantes rechignent à signer. La mission de la Conférence épiscopale prendra-t-elle fin à la signature de l'accord ? Sera-t-elle également chargée d'en assurer le suivi ?Tout porte à croire que la seule signature d'un accord ne suffira pas. Le principal enjeu se situera au niveau du respect des termes de cet accord.

Thomas Lalime
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(1) Grégory Mankiw, Germain Belzile et Benoit Pépin:Principes de microéconomie, page 367.

Photo: Tableau de Franck Etienne

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