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Nancy Roc: « Haïti is open for business » : un cas d'opportunisme politique ? (1re partie)

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Suite au séisme de 2010, la communauté internationale faisait face à un défi : investir des dizaines de milliards de dollars dans un pays classé parmi les moins favorables aux affaires et les plus corrompus au monde. Près de trois ans après, l'aide humanitaire s'est révélée être un échec. Dix-huit mois après l'accession de Michel Martelly au pouvoir, la "révolution rose" prônée par le chanteur devenu président n'a pas eu lieu. Le pays s'enfonce davantage dans la misère et la corruption. On est loin, très loin, de la nouvelle image d'Haïti que souhaitait projeter le gouvernement Martelly/Lamothe. Insécurité, black-out, impunité, manifestations antigouvernementales, ouragans, inondations sont les multiples affres auxquelles Haïti fait encore face : un environnement peu propice pour le développement des affaires, du tourisme et de l'amélioration de l'image de notre pays à l'étranger.

Lors du Forum économique mondial de Davos, qui s'est tenu du 27 au 31 janvier 2010, Bill Clinton, envoyé spécial de l'ONU en Haïti, avait appelé les chefs d'entreprise rassemblés en Suisse à un « partenariat global ». L'investissement en Haïti doit être vu comme « une occasion de faire des affaires », et non comme une forme d'assistance, plaidait alors l'ancien président américain, qui s'était rendu en Haïti en octobre 2009, accompagné par deux cents chefs d'entreprise.[1]

« Faire des affaires »? Pas si simple en Haïti. Déjà, il y a presque 3 ans, le rapport « Doing Business »de la Banque mondiale, qui étudie la réglementation des affaires dans 183 pays du monde, classait Haïti au 151e rang. « Il est très difficile de réaliser des transactions en Haïti et les droits de propriété y sont très mal protégés. Il faut obtenir le feu vert de nombreuses agences et des plus hautes autorités de l'État pour démarrer une activité : cela prend 195 jours en moyenne !», décrivait Sylvia Solf, l'une de ses rédactrices en 2010.[2]

À l'époque, elle soulignait aussi que « les délais y étaient aussi parmi les plus élevés au monde pour obtenir un permis de construire, le raccordement à l'électricité et au téléphone. Pour la Banque mondiale, il va falloir rapidement simplifier toutes les procédures de base et sécuriser les titres de propriété si l'on veut attirer les investisseurs».

Et ce, d'autant plus, ajoutait Mme Solf, qu' «il y a de fait une corrélation entre la complexité des procédures et le recours à la corruption». C'est là l'une des préoccupations majeures des bailleurs de fonds, alors que les organisations internationales et les «pays amis» d'Haïti ont reconnu, lors de la réunion de Montréal, le 25 janvier 2010, que l'État haïtien, malgré des faiblesses de gouvernance aggravées par le séisme, était seul légitime pour gérer la reconstruction et coordonner une aide dont le total pourrait approcher les 20 milliards de dollars. [3]

En 2011, le gouvernement actuel s'était résolument engagé à améliorer le cadre légal en réalisant des réformes en profondeur et en raccourcissant le délai pour ouvrir une entreprise à 10 jours. Toutefois, cela demeure encore une utopie et ni les sites du Ministère du Commerce et de l'Industrie (MCI), du Centre de facilitation des investissements (CFI) ou des Chambres de commerce haïtiennes n'indiquent le délai réel prévu pour enregistrer et ouvrir un « business » en Haïti.

Près de trois ans après le séisme, le constat est affligeant : plus de 80% de la population vit encore en dessous du seuil de pauvreté, dans une situation de précarité extrême que la tempête Sandy n'a fait qu'aggraver. Pour les quelques 370 000 victimes du séisme qui vivent encore dans les camps de déplacés, la situation empire de jour en jour.[4] Cette précarité est qualifiée de "mal-développement durable" par la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH) qui, dans son dernier rapport, précise que la situation actuelle d'Haïti n'est pas une fatalité, mais bien le résultat de «la persistance depuis plus de trente ans de politiques économiques et sociales désastreuses qui ont été à la fois imposées par les puissants acteurs internationaux dominants (Banque mondiale, FMI, gouvernement des États-Unis) et conduites en Haïti par des gouvernements instables plus préoccupés de conserver le pouvoir que d'améliorer le sort des citoyens ».[5]

La marmite bout...

Lors de son discours d'investiture, en mai 2011, le président Martelly avait déclaré qu'avec son accession au pouvoir, le peuple haïtien verrait naître « une nouvelle Haïti, open for business » et, en apôtre du changement, avait clamé à la foule présente : «Nous allons changer Haïti ! »[6]. Dans sa première adresse à la nation, il avait exalté la capacité des Haïtiens à atteindre des objectifs ambitieux aussi bien dans leur propre pays qu'en terre étrangère. À ce titre, il avait cité en exemple deux héros nationaux, l'empereur Jean-Jacques Dessalines et le général Cappoix-La-Mort, ainsi que trois personnalités d'origine haïtienne issues de la diaspora et présentes à la cérémonie, l'ex-Gouverneure générale du Canada, Michaëlle Jean, envoyée spéciale de l'Unesco pour Haïti, la star du hip-hop, Wyclef Jean, et l'homme d'affaires Dumarsais Siméus. [7]

Un an et demi plus tard, c'est le même Martelly qui est le premier chef d'État haïtien à ne pas être présent pour la cérémonie de commémoration de la Bataille de Vertières, une première jusqu'ici pour un président de la République ! Selon certains médias de la capitale, « parti pour une tournée européenne pendant que le Premier ministre Laurent Lamothe séjourne à l'étranger, le chef de l'État, remplacé par son épouse Sophia à la commémoration de l'ultime bataille des esclaves avant la proclamation de l'indépendance d'Haïti, aurait choisi ce moment précis pour s'offrir un match de football en Espagne ».[8]

En 2012, Haïti a chuté de plusieurs places dans le rapport « Doing Business » en se retrouvant à la 180e place sur 185 pays. Après n'avoir passé que six mois à la tête du Centre de facilitation des investissements (CFI), Karl Jean-Louis a été remplacé en août dernier par Georges Andy René. Le Premier ministre Laurent Lamothe a confié à ce dernier une mission « pharaonique », écrit Le Nouvelliste du 21 août[9] : faire passer Haïti de la 180e place, en 2012, au top 50 dans Doing Business 2013. Mission impossible, pour les moindres néophytes en économie; « une fumisterie », pour un économiste qui préfère rester dans l'anonymat et refuse « de descendre au niveau de l'équipe Martelly/Lamothe» ou de « perdre son temps à commenter les conneries de ces deux là», fulmine-t-il.

Cette grogne se ressent aussi dans les rues depuis plus de deux mois. Des manifestations, pour la plupart encore pacifiques, contre la vie chère, les promesses non concrétisées du président Martelly et contre la corruption de l'entourage du chef de l'État ont été écartées d'un revers de main par la présidence. En effet, lors de son passage sur la chaîne télévisée française France 24, le chef de l'État a pointé du doigt l'opposition dans l'organisation de ces manifestations et exclut la possibilité d'un coup d'État grâce au soutien de la communauté internationale et à la présence des militaires étrangers déployés dans le cadre de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah).[10]

En attendant, les passages successifs des cyclones Isaac et Sandy n'ont fait qu'aggraver une insécurité alimentaire déjà alarmante dans le pays. Plus de deux mois après sa création, la Commission gouvernementale de stabilisation des prix peine à faire baisser le coût de la vie et la commande de 288 000 sacs de riz en provenance du Japon, n'est toujours pas arrivée à destination informe Gary Mathieu, membre de la commission. [11] Selon le rapport 2012 de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), environ 3,8 millions d'Haïtiens - plus d'un tiers de la population - seraient en situation d'insécurité alimentaire. [12]

Face à la précarité alimentaire et agricole, le président Martelly a lancé un programme contre la faim et la malnutrition, « Aba Grangou », inspiré de l'exemple du programme « Faim Zéro » du président Lula au Brésil. Sous l'égide de la première dame, une Commission nationale de lutte contre la faim et la malnutrition (COLFAM) a été créée avec des représentants de la Présidence, de la Primature et de neuf ministères.

Vu que ces programmes sont récents, dans son rapport publié le 12 novembre en cours, la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH) pense qu'«il est trop tôt pour en mesurer les effets ». Toutefois, l'organisation internationale souligne qu'il « semble improbable que ces mesures puissent assurer durablement la sécurité alimentaire du pays si elles ne s'accompagnent pas d'une révision de la politique commerciale d'Haïti, en particulier concernant les accords commerciaux qui ont un impact direct sur le secteur agricole ». Plus loin, la FIDH se montre catégorique : « Tant que les petits producteurs de riz haïtiens resteront soumis à une concurrence légale mais déloyale avec les producteurs « du riz de Miami » largement subventionnés, ils ne parviendront jamais à vendre leur production sur le marché national à des prix compétitifs, et la dépendance alimentaire concernant cet aliment de base continuera.»[13] Il est donc clair que le déclin de la production agricole nationale ne pourra pas être enrayé tant que le pays restera « ouvert » à une compétition insoutenable à cause de sa politique tarifaire qui favorise les importations au détriment des producteurs nationaux.

La FIDH recommande donc la mise en place « de stratégies visant à renforcer les capacités du pays à répondre aux défis de la souveraineté alimentaire et à donner aux populations l'accès aux droits économiques et sociaux ».[14]Or, face à l'absence flagrante de telles stratégies gouvernementales et l'augmentation constante du coût de la vie, le pire est peut-être à venir. En effet, la marmite bout, mais ce n'est pas dans les foyers.

Petits pas vs grandes déclarations

Au début de l'année 2012, l'hebdomadaire britannique The Economist rapportait que pour les bailleurs de fonds Martelly était « le président le plus pro-business depuis l'avènement de la démocratie en Haïti dans les années 80 »[15].

Martelly a promis la création de 500 000 emplois. Le 22 octobre dernier, le Parc industriel de Caracol- un projet hérité de l'administration Préval/Bellerive- a été inauguré, offrant une perspective de 65 000 emplois.[16]Pour le moment, 1 000 emplois ont été créés dans ce parc même si les potentiels travailleurs affluent de toutes parts.[17]Le 19 novembre en cours, le ministre du Commerce et de l'Industrie, Wilson Laleau, a annoncé l'ouverture de la première usine de séchage de fruits en Haïti. Située à Mirebalais, elle compte générer 35 emplois directs et 89 141 indirects [18]. Comment aussi peu d'emplois directs peuvent-ils générer autant d'emplois indirects ? Aucune explication à ce jour. Nous espérons obtenir bientôt une réponse des responsables, tant du côté du gouvernement que du côté des gérants de Delicious Fruits S.A.

Côté tourisme, quelques hôtels vont ouvrir leurs portes, principalement à Pétion-Ville : l'inauguration du Royal Oasis est prévue pour le 12 décembre 2012, celles du Best Western et du nouvel Hôtel « NH Haïti El Rancho » sont prévues respectivement à la fin de l'année 2012 et le 14 février 2013. M. Ulrick-Emmanuel Noël, directeur des Investissements du Ministère du Tourisme a déclaré récemment que le pays sera doté d'un millier de chambres d'hôtels d'ici à la fin de l'année [19]...Un progrès certes, mais nous sommes bien loin du compte lorsque l'on considère qu'en 2008, la République dominicaine disposait déjà de la plus grande capacité hôtelière de la Caraïbe avec 60 000 chambres. [20] Aujourd'hui, ce chiffre impressionnant n'a certainement fait que croître puisque la République dominicaine demeure la première destination touristique de la Caraïbe avec plus de 5 millions de touristes en 2012. [21]

Si M. Ulrick-Emmanuel Noël a annoncé l'augmentation de 67% du budget des différents projets du Ministère du Tourisme pour le prochain exercice fiscal[22], ledit ministère ne dispose toujours que de 355,5 millions de gourdes (environ 7 millions de $ dollars US) pour l'exercice fiscal 2012-2013, soit 0,3 % du budget national alloué au secteur économique. En comparaison, le budget de la présidence détient, à lui seul, 932,5 millions de gourdes (plus de 19 millions de $ dollars US) soit 0,7 % du budget national alloué au secteur politique ![23]Et ce n'est que la pointe de l'iceberg, car si nous devions nous questionner sur les prix exorbitants des chambres d'hôtel en Haïti et le service souvent piètre du personnel hôtelier, on pourrait sourire quant à « l'avantage comparatif » d'Haïti mis constamment en avant par les autorités en matière touristique.

Que signifie réellement « Haiti is open for business » ?

The Economist ne partage pas l'opinion des bailleurs de fonds internationaux en l'occurrence que Michel Martelly serait « le président le plus pro-business depuis l'avènement de la démocratie en Haïti dans les années 80 ». Pour ce prestigieux magazine britannique, « Martelly est un populiste inexpérimenté en politique ». [24] Si les auteurs approuvent l'idée d'attirer des investissements privés en Haïti, ils soulignent toutefois «qu'Haïti doit d'abord changer son image d'éternel suppliant de l'aide internationale à celle d'un endroit où l'on travaille dur ». Pour cela, précise le magazine, « il faudrait d'abord changer les réalités sur le terrain et cela risque d'être encore plus dur », conclut-il.

Lors du passage de la tempête Sandy, le Premier ministre Laurent Lamothe postait sur sa page Facebook : « Tout est prioritaire en Haïti ». Or, nombreux sont les analystes qui se demandent si l'administration Martelly/Lamothe a développé une stratégie globale pour le développement économique d'Haïti. Sous le couvert de l'anonymat, un ministre en fonction nous a avoué que « non, et c'est là le plus grave problème ».

Existe-t-il une réelle stratégie industrielle et économique derrière le slogan «Haïti is open for business » ? Existe-t-il également une vraie politique commerciale ? Les réalités sociopolitiques haïtiennes peuvent-elles réellement permettre que la formule «Haiti is open for business » puisse devenir autre chose qu'un simple slogan ? De combien d'investissements directs étrangers a bénéficié Haïti depuis l'arrivée de Michel Martelly au pouvoir ? Combien coûtent, aux contribuables, les interminables voyages du président et du Premier ministre en quête d'opportunités d'affaires à l'étranger? Quels ont été les bénéfices directs de cette kyrielle de déplacements en matière d'investissements pour Haïti ? Le populisme de droite peut-t-il concevoir une philosophie politique et économique privilégiant l'efficacité, le concret et le réalisme, et visant d'abord et avant tout les intérêts de la population haïtienne ? Nous invitons nos lecteurs à lire les réponses des personnalités interviewées pour la deuxième et dernière partie de cet article.

Nancy Roc, Montréal
21 novembre 2012.


[1] Grégoire Allix, Reconstruction d'Haïti : le casse-tête de la corruption, Le Monde, 2 février 2012.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] FIDH, Une situation humaine en danger, 12 novembre 2012.

[5] Ibid.

[6] Discours d'investiture du président Michel Joseph Martelly, 14 mai 2011.

[7] Radio Kiskeya, Martelly parle en apôtre du "changement" à son investiture, 14 mai 2011.

[8] Radio Kiskeya, Favorables à son départ, plusieurs milliers de personnes condamnent l'absence de Martelly un 18 novembre, 19 novembre 2012.

[9] Dieudonné Joachim, Lamothe exige un meilleur classement dans Doing Business, Le Nouvelliste, 21 août 2012.

[10] Djems Olivier, Martelly s'estime à l'abri des coups d'État, Alterpresse, 1er novembre 2012.

[11] Dumas Maçon, Les prix des produits alimentaires asphyxient les petites bourses, Le Nouvelliste, 20 novembre 2012.

[12] PNUD, Rapport sur le développement humain 2011, http://hdr.undp.org/rdh2011.

[13] FIDH, Une situation humaine en danger, page 20, 12 novembre 2012.

[14] Les associations regroupées dans la « Coalition haïtienne pour le moratoire » ont publié en décembre 2011 le document intitulé « Haïti dans l'impasse des politiques de libéralisation commerciale ».

[15] The Economist, Rebuilding Haiti- Open for business : The new president wants to change his country's image, 7 janvier 2012.

[16] Le Nouvelliste : Caracol: Des demandeurs d'emploi affluent, 16 novembre 2012.

[17] Ibid.

[18] Radio Métropole, Haïti dispose désormais d'une usine de séchage de fruits, 19 novembre 2012.

[19] Haïti Libre, Haïti - Tourisme : 1000 chambres d'hôtel d'ici la fin 2012

[20] Centre de recherches et d'études carïbéennes (CERC), De l'Ile espagnole à la République dominicaine, page 154, Éditions CERC et Karthala, 2010.

[21] Express Voyage.ca, République dominicaine : près de 5 millions de visiteurs en 2012,

[22] Haïti Libre, Haïti - Tourisme : 1000 chambres d'hôtel d'ici la fin 2012

[23] Observatoire du système financier haïtien (OSFH), Allocation des crédits budgétaires exercice fiscal 2012-2013 Group Croissance S.A.

[24] The Economist, Rebuilding Haiti- Open for business : The new president wants to change his country's image, 7 janvier 2012.

Source: Le Nouvelliste

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