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Les eaux dormantes du duvaliérisme: Métaspora de Joël Des Rosiers ou l’art comme dépassement de la vie quotidienne (2/3)

Métaspora
Essai sur les patries intimes
Montréal, éditions Triptyque, 2013

 Par Leslie Péan, 28 juillet 2014 ---  La tâche de délimiter les contours de Métaspora est complexe. La contestation du réel par l’auteur se fait dans une langue minutieuse, et elle est poussée au bord du gouffre, avec une insolence qui lui donne encore plus de précision, pas seulement envers les autres mais surtout envers elle-même. Oyez : « Si le concept de diaspora, idéaliste et romantique, s’étaye d’un retour des souvenirs, réels ou fantasmatiques, du fait de se ressouvenir d’une origine perdue, celui de métaspora cherche à rendre l’avenir présent[i]. Â» Joël Des Rosiers semble nous dire que l’écriture est ce qui nous sauve. Son ouvrage est une fête des mots et des phrases pour échapper à la damnation du pays du père que l’on remplace par des patries intimes. De ces profondes ténèbres sont issus certains mots couleur de cendres, et d’autres violents. Mais dans tous les cas, le fléau de la littérature exerce une séduction suprême quand bien même le poète laisse éclater sa colère. En adoptant cette posture, Joël Des Rosiers dénonce de façon accablante la complaisance vis-à-vis des assassins. L’auteur échappe au parti-pris de la déconnexion avec des événements sociopolitiques et économiques d’Haïti. Contentons-nous d’en relever au moins deux qui dénotent le refus de toute attitude accommodante à l’endroit des bourreaux du peuple haïtien.

 Les eaux dormantes du duvaliérisme

 Le premier élément est comme une ligne de sémaphores placés sur une mer houleuse pour aider le voyageur à se rendre à la terre promise. J’ai bien dit une ligne de sémaphores. Métaspora, en effet, est une cristallisation des ouvrages antérieurs de l’auteur. Dans l’efflorescence multiple de la nouvelle à l’essai, de la critique littéraire à la polémique, de la contemplation à la méditation, le discours est d’une grande mobilité. Au chapitre 24, dans « Essai sur le Duvaliérisme – Politique de la médecine Â», Joël Des Rosiers examine les eaux dormantes du duvaliérisme à la lumière du surgissement des bouillonnements des conflits individuels et personnels qu’il démasque. Au fait, il reconstitue le thème primitif qu’il a abordé au tout début dans Élégie aux pages 21 et 22.

Les élections frauduleuses de 1957, desquelles le tyran François Duvalier a été proclamé le gagnant par l’armée d’Haïti, constituent la toile de fond du cataclysme. Qui engloutit son grand-père maternel le juge Joseph Dunès Olivier, partisan du candidat Louis Déjoie, dès le lendemain de l’investiture du nouveau pouvoir le 22 octobre 1957. Un décret présidentiel est publié dans le journal officiel Le Moniteur à cet effet. Dans un mélange de subtilité allusive et de rigueur architecturale, Joël Des Rosiers décrit ainsi la détresse psychique du dictateur:

«  François Duvalier chasse Joseph Dunès Olivier de la magistrature. Il fut ostracisé pour avoir notarié l’acte de candidature à l’élection présidentielle du sénateur Louis Déjoie, opposant politique et véritable vainqueur des élections. Ce fut le premier acte illégal du dictateur. Oh ! Il en fut d’autres. Oh ! Par bassesse, le dictateur vengeait la mémoire de son vrai père Florestal Duvalier, citoyen français du Morne des Esses, commune de la Martinique, tailleur de son métier à la rue de l’Enterrement, dont le fils aîné Duval Duvalier fut fait officiellement le père adoptif de François Duvalier alors qu’il en était le demi-frère. Pour maquiller sa paternité tardive, Florestal Duvalier, vieillard cacochyme, poussa son fils adulte Duval à reconnaître l’enfant, né de ses amours ancillaires avec une jeune domestique, Irutia Abraham, originaire de Maniche, commune des Cayes. La mère de Duvalier en devint folle. Son fils lui fut retiré si bien que l’enfant ne la connut jamais et fut élevé par une tante, madame Florestal[ii].»

Les révélations ne sont pas murmurées pour désigner les origines de la fantastique cruauté qui s’est abattue sur Haïti. Combien d’époques de notre histoire de peuple sont prises dans les filets d’individus ayant de telles psychés tordues ? Des individus qui ont besoin du pouvoir suprême comme compensation inconsciente à des désirs inassouvis. Des malades mentaux qui nous gouvernent pour retrouver un certain équilibre en précipitant tout le monde en enfer.

« Duval Duvalier, citoyen français, juge de paix à Carrefour, en banlieue sud de Port-au-Prince, avait été radié de la magistrature sous Lescot, suite à son refus d’adopter la nationalité haïtienne alors qu’elle lui était offerte. Porteur du secret familial concernant la nationalité étrangère des Duvalier et le brouillage de la filiation qui fait de Florestal, véritable père de François Duvalier le grand-père de son fils, arrêté brièvement à l’âge de 70 ans sous Magloire, Duval Duvalier mourut plus tard dans des circonstances troubles. Il fut, dit-on, fusillé. Plusieurs témoins de l’époque y ont vu la main fratricide de son demi-frère et soit disant fils adoptif, le dictateur François Duvalier. Pouvoir de l’horreur, le fratricide illustre dans la lignée des nègres français de la Martinique la forclusion du Nom-du-Père dont les conséquences outragèrent le destin de la nation haïtienne[iii]. Â»

Mais aussi important, Joël des Rosiers révèle autre chose, la marginalisation sinon l’exclusion des Blancs dont l’un d’entre eux, Nicolas Malet, signataire de l’Acte de l’Indépendance. L’auteur écoute la sonate de Nicolas Malet qui disparaît et ressurgit au gré des variations des sujets abordés. Ce n’est pas rien, d’autant plus qu’il est un descendant de Malet. Quel défi au destin et à la mort que cette aventure intérieure qui retrace l’horreur duvaliériste déjà en filigrane dans la surenchère transcendante de « la peau d’un Blanc pour parchemin, son crâne pour écritoire, son sang pour encre et une baïonnette pour plume Â». Il écrit :

                    « Les anti-créoles, les fondamentalistes sévissent encore. C’est pour avoir trahi, si vous voulez, le mythe créole – est créole qui nait aux Amériques--, c’est pour s’être détourné de la mythologie créole des pères de la nation qui rêvaient de transcendance jusqu’à faire signer l’Acte de l’Indépendance par un Blanc, un planteur, un colon, que le pays est encore accroupi[iv]. Â»

Joël des Rosiers lève le voile sur un aspect crucial de la réalité haïtienne qui n’est pas pensé et débattu. En ce sens, Métaspora est un ouvrage mouvementé qui ne ménage pas les suspenses, surprises et rebondissements. Il est clair qu’Haïti n’a pas été bien accueillie par la communauté internationale en 1804. Un Toussaint Louverture l’avait compris en s’alliant au Blanc Joseph Bunel pour conduire sa diplomatie avec les Américains afin d’avoir les moyens financiers pour acheter armes et munitions afin de conduire la guerre contre la France. Un Dessalines fit de même en donnant le 6 février 1804 un acte de naturalisation haïtien au citoyen d’origine française Manuel Laporte[v]. Le même traitement est donné en 1805 au citoyen d’origine anglaise James Phipps et au citoyen d’origine danoise M. Mullery[vi]. Ces actions aussi correctes qu’elles soient dépendent de l’arbitraire, de la volonté du chef, et non de la loi. Ce qui diminue leur portée.

(à suivre).          



[i] Joël Des Rosiers, Métaspora – Essai sur les patries intimes, Montréal, Éditions Triptyque, 2013Ibid, p. 35.

[ii] Ibid, p. 21.

[iii] Ibid, p. 21-22.

[iv] Joël Des Rosiers, Métaspora – Essai sur les patries intimes, op. cit., p. 187.

[v] Daniel Supplice, De la naturalisation en Haïti, P-au-P, Imprimerie Deschamps, 2009, p. 45-46.

[vi] Ibid., p. 46-47.