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Le Trait d'Union Entre Les Haitiens

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Hugues Saint-Fort a fait des études de lettres modernes et de linguistique aux Universités de Paris III Sorbonne Nouvelle et de Paris V René Descartes-Sorbonne d’où il a obtenu un Doctorat de linguistique. Il a enseigné la linguistique et/ou le français à l’ile Maurice, puis à Queens College, City College of New York, Kingsborough Community College.
 
Ses intérêts de recherche portent sur la création lexicale en créole haïtien, le phénomène des alternances genèse du créole haïtien  et l’évolution de la littérature haïtienne dans l’émigration nord-américaine
Qui est le professeur Hugues Saint-Fort?

Revisiter la question de l'intellectuel haïtien 3ème partie

Par Hugues St. Fort

Très peu d'écrivains haïtiens ont donné de l'intellectuel haïtien un portrait aussi saisissant que celui donné par Frankétienne dans sa célèbre pièce de théâtre Pèlen tèt jouée en 1978. Le grand public haïtien a acclamé cette pièce avec un enthousiasme sans pareil peut-être parce qu'elle semble recouper largement la perception qu'il se fait de l'intellectuel et dont témoignent d'autres écrivains haïtiens du 19ème et du 20ème siècle. Mais la description de Frankétienne tranche par sa férocité, son ironie, et le brio de la langue de l'écrivain.

Je partirai d'un passage de Pèlen tèt dans lequel Frankétienne fait la description de l'intellectuel haïtien telle qu'elle est proposée par un travailleur immigré haïtien (Piram) qui partage avec un « intellectuel » (Polidor) une chambre au sous-sol d'un immeuble à New York. Ce sont les deux seuls personnages de la pièce au long de laquelle ils se disent leurs quatre vérités et réfléchissent avec beaucoup d'humour et de résignation à leur situation d'immigré. Voici l'un des passages clé où Piram, le « travailleur», dresse le portrait typique de « l'intellectuel » haïtien :

Piram : « Nou menm entélektyèl nèg sèvo gran Konoso ! Nou konn pouse

moun fè tenten ! Nou pale bwòdè, simen bèl fraz, detaye analiz lojik

vide diskou gramatikal zewofot. Men, fout, tonnè boule mwen ! Sa

sèlman nou pwòp. Pawòl kraponnay ! Mache zepòl kwochi lan tout lari

ak yon valiz chaje dokiman kanni ; yon vès kwoke sou do nou tout lasent

jounen. Tikrik-tikrak : « Je demande la parole, je voudrais, j'estime que...

et caetera. » Nou p ap leve ni lou ni lejè. Nou p ap fè anyen. Pawòl anpil.

pawòl van. Nou menm entèlektyèl ak politisyen lavil ki responsab depi tan

benbo tout dezagreman lòbèy tchouboum lan peyi Dayiti. »

(« Vous autres intellectuels, vous prétendez tout savoir ! Vous savez comment pousser les autres à faire des bêtises ! Vous parlez avec affectation, vous ne cessez de nous sortir de ces belles phrases, de ces analyses logiques, de ces discours superbes sans fautes. Mais, foutre, que le tonnerre me brûle ! Il n'y a que ça que vous sachiez faire. Que des paroles à faire peur ! Vous vous faites remarquer dans toutes les rues de la ville les épaules penchées sous le poids d'une valise remplie de vieux documents ; et sur le dos une vieille veste que vous ne changez jamais. Pour un oui, pour un non : « Je demande la parole, je voudrais, j'estime que...et cætera. » Vous ne faites aucun travail manuel. Vous ne faites rien. Tout ce que vous dites, ce ne sont que des mots, du vent. Ah, vous autres intellectuels, et les politiciens de la ville, c'est vous les responsables de toujours des désastres dans lesquels est tombé notre pays. ») [Ma traduction].

Dans ce passage, Frankétienne met dans la bouche du travailleur Piram sa représentation de l'intellectuel haïtien dans la société haïtienne. Dans quelle mesure cette image correspond-elle à la perception du public haïtien ? Regardons les traits caractéristiques de l'intellectuel décrits par Frankétienne par la bouche de Piram :

Tout d'abord, l'intellectuel maitrise le savoir et le fait si bien qu'il entraine les autres à agir contre leur gré. Il maitrise également la langue française, la production des belles phrases grâce auxquelles il peut manipuler le public. Mais c'est un paresseux qui dédaigne le travail manuel et ne fait que mystifier les gens. En fin de compte, ce sont les intellectuels alliés aux politiciens qui ont précipité le pays dans le gouffre où il est tombé.

Ce sont exactement les arguments d'un grand nombre d'Haïtiens au cours de la campagne présidentielle qui vient de s'achever. La plupart de mes compatriotes ont fustigé ceux qu'ils appellent « les intellectuels », responsables de l'émergence de Michel Martelly-Sweet Mickey au passé tellement honteux et obscène à la candidature présidentielle, qui deviendra peut-être le prochain président d'Haïti. Au-delà de la description qu'en donne Frankétienne, que représente l'intellectuel pour le commun des Haïtiens ?

Dans sa pièce de théâtre Pèlen tèt, Frankétienne s'approche très près de la représentation de l'intellectuel chez la majorité des Haïtiens quand il le décrit comme un beau parleur en français. En effet, pour les Haïtiens, être intellectuel, c'est d'abord parler français. J'ai déjà expliqué que les Haïtiens en général ne peuvent concevoir quelqu'un qui se dise intellectuel et qui soit un locuteur unilingue créole. Comment se fait-il que la langue première de tout Haïtien né et élevé en Haïti, la langue créole, ne puisse être prise en considération quand il s'agit d'évaluer les connaissances intellectuelles de quelqu'un ? Nous touchons ici un point extrêmement important qui régit toute la problématique de la connaissance en Haïti. La langue française en Haïti se confond avec le savoir et la connaissance. Cela se vérifie avec la croyance répandue parmi certains parents haïtiens, croyance selon laquelle la seule capacité à parler français par leurs enfants scolarisés marque leur réussite scolaire, l'acquisition du savoir et le début de leur réussite/mobilité sociale. Cela se vérifie encore quand on constate comment un grand nombre d'Haïtiens parle et écrit le français : constructions ampoulées, mots rares, faible pouvoir de communication de la langue qu'ils emploient. Pour un grand nombre d'Haïtiens, être intellectuel, c'est d'abord cela.

Quand certains Haïtiens (et ils sont de plus en plus nombreux) disent que ce sont les intellectuels qui sont responsables de la déchéance presque totale dans laquelle est tombée la société haïtienne, voici ce qu'ils veulent dire exactement : nous avons été dirigés par des hommes qui ne faisaient que parler une langue qui ne mène nulle part : la langue française. Il est temps pour nous de nous débarrasser de cette langue et de ces hommes qui la parlent pour nous mystifier. On connait le fort préjugé contre la langue française qui a cours chez un certain nombre d'Haïtiens et particulièrement chez ceux qui vivent dans l'émigration américaine.

En réalité, dire que les intellectuels portent la responsabilité du naufrage d'Haïti, c'est leur faire un bien mauvais procès. Car, d'une part, à part quelques exceptions, les intellectuels haïtiens n'ont jamais été au pouvoir. D'autre part, il n'y a jamais eu de « pouvoir intellectuel » en Haïti.

En tenant compte de la définition de l'intellectuel haïtien que j'ai moi-même proposée (voir la 2ème partie de mon texte), c'est-à-dire l'intellectuel en tant que personnage public, « homme du culturel » qui descend dans l'arène publique pour s'impliquer dans les questions sociales, combattre les abus et les inégalités sociales, s'engager politiquement, dénoncer les politiques restrictives de l'état, les intellectuels haïtiens n'ont presque jamais été au pouvoir.

Strictement parlant, dans l'Haïti contemporaine, entre 1946 et 2011, il n'y en a eu que trois qui aient été au pouvoir: Daniel Fignolé, François 'Papa Doc' Duvalier et Jean-Bertrand Aristide. J'hésite à placer Leslie Manigat dans cette liste car malgré sa haute stature d'universitaire, il est rarement descendu dans la sphère publique pour défendre les opprimés. Daniel Fignolé n'est resté qu'une vingtaine de jours au pouvoir avant d'être victime d'un coup d'état. Mais il a été un véritable intellectuel public qui a su s'élever pour prendre la défense des opprimés et critiquer les inégalités sociales. Les masses populaires haïtiennes le lui ont bien rendu, ce qui lui a valu d'être qualifié de populiste et d'être victime d'un « coup en douceur » par l'armée d'Haïti. Jean-Bertrand Aristide est le seul président haïtien qui ait été victime deux fois d'un coup d'état. Il a été lui aussi un intellectuel public qui s'est engagé à fond dans la lutte contre les inégalités sociales avant de devenir président.

François Duvalier est resté au pouvoir durant quatorze longues années. On connait tous l'héritage qu'il nous a laissé : l'histoire a retenu son nom comme le plus grand tueur que la société haïtienne ait jamais produite, sans parler de la destruction systématique des structures sociales du pays (éducation, classes moyennes, agriculture,...).

Cependant, longtemps avant de devenir le monstre qu'il représente dans notre histoire, François 'Papa Doc' Duvalier s'était révélé un intellectuel public en s'impliquant dans les débats qui avaient cours dans les revues et les journaux de la capitale. Il avait occupé un poste ministériel dans le gouvernement du président Estimé (1946-1950) mais il était surtout un idéologue. En tant que tel, il a défendu des thèses qui sont absolument fausses telles le noirisme, ou un certain nationalisme, et a célébré des doctrines fumeuses comme l'idéologie des Griots, ou l'influence du leader turc Kemal Ataturk. On peut avoir un bon aperçu de l'idéologie de François Duvalier dans son livre Le problème des classes à travers l'histoire d'Haïti (1946), titre grandiose, ambitieux mais livre creux et pitoyable. Je voudrais tout de suite ajouter que durant la période d'idéologue de François Duvalier, il y avait toute une pléiade d'authentiques intellectuels publics, comme Max Hudicourt, Etienne Charlier, Fritz Bourjolly, Joseph Jolibois fils, Jacques Roumain, etc. , qui ont contribué énormément par leurs écrits à une lecture de l'histoire politique et sociale d'Haïti en termes marxistes. Malheureusement, ces intellectuels marxistes ne sont jamais arrivés au pouvoir.

Mon deuxième argument à opposer à ceux qui prétendent que les intellectuels portent la responsabilité de la déchéance d'Haïti, c'est celui-ci : Il n'y a jamais eu de pouvoir intellectuel en Haïti. N'étant pas spécialiste de sciences politiques, je ne me hasarderai pas à donner une définition d'un terme aussi central « pouvoir ». Je m'en tiendrai à une identification de ce terme tel que je l'ai appris de mes cours de base en sociologie : « the ability of an individual or group to carry out its wishes or policies, and to control, manipulate, or influence the behavior of others, whether they wish to cooperate or not. " (la capacité d'un individu ou d'un groupe à exécuter ses volontés ou sa politique, et à contrôler, manipuler, ou influencer le comportement des autres, qu'ils veulent coopérer ou pas.) [Ma traduction] (Theodorson & Theodorson 1969, 307). Dans le cas des intellectuels haïtiens, ils sont loin de posséder une telle capacité. Ils ont été à la remorque du pouvoir, au service du pouvoir, en train de célébrer le pouvoir, mais jamais en position d'influencer le pouvoir parce qu'ils dépendent du pouvoir pour leur survie. Ce n'est pas par accident que les premiers intellectuels haïtiens qui aient critiqué le pouvoir politique en Haïti l'aient fait en tant que critiques marxistes, donc d'un point de vue totalement différent des traditions critiques haïtiennes. (à suivre).

Références citées :

George A. Theodorson & Achilles G. Theodorson. 1970. A Modern Dictionary of Sociology. New York. Apollo Editions.

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