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La semaine Dessalines : Le mauvais chemin pris par Haïti dans l’histoire (3 de 7) par Leslie Péan

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par Leslie Péan, 13 octobre 2015  ---   Entretemps, la nouvelle que les Français ont rétabli l’esclavage à la Guadeloupe se répand à Saint-Domingue. C’est alors que Dessalines se rend compte qu’il a été roulé et fait son volte-face. Leclerc en est informé et écrit à Bonaparte le 26 septembre 1802 : « Dessalines qui, jusqu’alors n’avait pas pensé à s’insurger y a pensé aujourd’hui, mais j’ai son secret ; il ne m’échappera pas. Voilà comment j’ai découvert sa pensée. N’étant pas assez fort pour chasser Dessalines, Morpas [Maurepas], Christophe et autres, je les maintiens l’un par l’autre. Tous trois sont propres à être chefs de parti. Aucun ne se déclarera tant qu’il aura à craindre les deux autres. En conséquence, Dessalines a commencé à me faire des rapports contre Christophe et contre Morpas, m’insinuant que leur présence était nuisible à la colonie. Il a sous ses ordres un reste de bataillon de la 4e coloniale qui a toujours été le corps qui lui était dévoué. Il vient de me demander la faculté de la porter à 1 000 hommes. Il y a un mois, dans des expéditions que je lui ai ordonnées, il détruisait les armes. Aujourd’hui, il n’en détruit plus et il ne maltraite plus les noirs, comme il le faisait alors. C’est un coquin, je le connais, je ne puis le faire arrêter aujourd’hui, j’épouvanterais tous les noirs qui sont avec moi. Christophe m’inspire un peu plus de confiance. J’envoie en France son fils ainé qu’il veut faire instruire. Morpas est un coquin, mais je ne peux encore le faire enlever. Au reste, je pourrai faire enlever Morpas le premier, mais Christophe et Dessalines le seront le même jour [i]. Â»

La situation sur le champ de bataille se détériore pour Leclerc et les Français dont les troupes sont décimées par la fièvre jaune, le blocus naval de l’Angleterre et le harcèlement de la guérilla des marrons insurgés. Dans le Nord, ces derniers occupent les villes de Limbé, Marmelade, Borgne, Port-de-Paix et une partie de la Saint-Louis du Nord. Les rebelles sont actifs aussi dans l’Artibonite et dans l’Ouest, particulièrement à l’Arcahaie, Mirebalais, les Matheux. Plus de 5 000 insurgés se battent à Léogane, Jacmel et Petit-Goave. L’insurrection est aussi à Aquin et à Jérémie. Il n’y a plus de salut pour Dessalines dans le camp des Français. La correspondance de Leclerc avec Bonaparte en date du 7 octobre 1802 montre que les priorités ont changé. En effet, Leclerc y déclare : Â« J’ai donné ordre d’arrêter Morpas et Dessalines qui sont pour beaucoup dans tout ceci. Je ferai également arrêter Vernet. Je n’ai plus rien à négliger avec les noirs qui sont tous en insurrection[ii]. »

Le retour en arrière de Dessalines est le seul choix possible qui lui restait. Pour sauver sa vie, il était obligé de revenir aux « fondamentaux Â» en lançant la phase finale de la guerre de l’indépendance en octobre 1802. On comprend d’ailleurs son introduction d’une modification de taille par rapport à la politique de Toussaint. Là où le précurseur avait une politique souple à l’endroit des Blancs, Dessalines est radical et ne se préoccupe point du jeu et de la mise en scène. Il est obligé de trancher. De plus, il est submergé par la soudaine abondance dont il bénéficie et qui lui laisse peu de temps pour atteindre la maturité de son chef Louverture. Dans ses tergiversations, il se retrouve à l’étroit dans le portrait-robot que Leclerc dessine de lui et qui contient sa part de vérité. Les révélations de la correspondance de Leclerc avec Bonaparte sont des déflagrations beaucoup plus importantes pour les admirateurs de Dessalines que les allégations concernant ses 20 maitresses recevant chacune du Trésor public un minimum de 20 000 gourdes par an[iii].

En réalité, Dessalines appliquait les pratiques des autorités coloniales. N’a-t-on pas vu Rochambeau au fort de sa puissance donner à l’une de ses maitresses des terrains qui étaient destinés à construire un quai. En effet, selon Mathieu Brevet, Rochambeau « distribue généreusement des concessions à ceux de sa coterie. Le 24 mai 1803, il accorde "à la dame Roberjot [de] Lartigues", l’une de ses maitresses, la concession de trois lots entre le Quai Marchand et le Grand Quai de l’État sur l’emplacement prévu pour la construction du nouveau quai en remplacement de l’ancien[iv]. Â» La gabegie est telle que même les propriétaires blancs en souffrent car leurs propriétés sont accaparés par des officiers du corps expéditionnaire français. Le mauvais exemple vient d’en haut puisque le général Leclerc avait demandé à Bonaparte de lui donner en cadeau l’île de la Gonâve.

Le formatage de l’imaginaire

Pour s’approcher de la vérité, l’historien Vertus Saint-Louis continue les fouilles dans les dédales des luttes politiques et traque avec attention les rapports des cultivateurs avec les nouveaux propriétaires. En indiquant comment Dessalines s’y prend pour rouler sa mécanique, il écrit : « Dessalines est à l’avant-garde de la répression décidée par Louverture pour contraindre les cultivateurs de revenir travailler la terre sur l’habitation de leurs anciens maîtres[v]. D’où l’affaire Moyse, en octobre 1801, suite Ã  laquelle Dessalines et Christophe livrent aux cultivateurs du Nord ce qui est passé dans l’histoire sous le nom de "guerre des couteaux[vi]". Les cultivateurs soupçonnés du délit de rébellion sont systématiquement poignardés sur l’ordre de ces chefs[vii]. Â» Est-il grisé par l’avalanche de pouvoir dont il bénéficie et qui fait de lui le deuxième personnage de la colonie après l’élimination de Moyse à laquelle il a grandement contribué ? Dessalines se rend aux Français après la défaite de la Crête à Pierrot de mars 1802.

Dessalines envisage la guerre de guérilla mais il ne se risque pas à franchir ce pas. Il sert plutôt de bras droit à Leclerc pour éliminer les cultivateurs bossales qui refusent de rendre leurs armes[viii]. En effet, « après la soumission de Louverture, des officiers subalternes comme Macaya, Sans-Souci, NÅ“l Prieur réussissent à appliquer avec succès la guerre de guérilla qu’il a préconisée contre les Français mais que son armée régulière, trop conservatrice, ne pouvait entreprendre. Ils sauvent la révolution mise en péril par l’engagement des anciens rigaudins au côté des Français et par la soumission de Louverture et du reste de son armée[ix]. Â»

Pendant plusieurs mois, Dessalines ne symbolise plus l’axe de la contestation contre les Français. Le contentieux entre lui et les bossales part de ce moment où la guerre de succession au poste qu’occupait Toussaint Louverture est ouverte. Dessalines est sans pitié pour remonter les bretellles aux cultivateurs contestataires et sévir contre les officiers subalternes. Le cas le plus connu est l’élimination de Charles Belair, son principal rival au commandement suprême.

Toutefois, c’est grâce au revirement de Dessalines dicté par la découverte du retour à l’esclavage en Guadeloupe qu’Haïti a pu gagner son indépendance sur le champ de bataille. Revirement de la fin d’octobre 1802 qui balise la voie pour la victoire de Vertières et l’indépendance en 1804. Entretemps, on peut déjà tirer une conclusion des luttes menées de 1802 à 1803 par Dessalines pour s’imposer au commandement suprême. Le cynisme atteint son paroxysme avec l’assassinat des chefs des dénommés Congos dont Sans-Souci, Macaya, Noël Prieur alors qu’ils étaient invités à négocier. En passant les ordres à Christophe d’éliminer les chefs Congos en 1803, Dessalines fait prévaloir la loi de la jungle.

L’éclairage de Vertus Saint-Louis sur ce moment crucial est révélateur. Il écrit : « parmi les victimes du guet-apens monté par Christophe on trouve, à côté des Macaya, Jupiter de Bonnette, Lafleur, Apollon Beaujoin du Haut du Trou, Jasmin, Trou Canne de Sainte-Suzanne, Léo, mulâtre, ancien officier de la gendarmerie de l’Acul. Parmi ceux qui campent avec NÅ“l Prieur au Dondon, il y a Rousselot, mulâtre, l’un des principaux auteurs de la révolte contre Christophe[x]. […] Il s’agit donc plutôt d’un parti ayant à sa tête des représentants de toutes les ethnies, apparemment assez homogène et différent de celui de Lamour Dérance dans l’Ouest[xi]. »

Selon Pamphile de Lacroix, Dessalines était le propriétaire de 32 sucreries et chacune lui donnait 100 000 francs de rente[xii]. Heinl et Heinl précisent que Dessalines est devenu propriétaire-fermier dès 1801 de 33 plantations de canne à sucre avec des revenus annuels de plus de 300 000 francs[xiii]. Pour l’occasion, la propriété et le pouvoir ont rendu Dessalines imperméable aux revendications des masses de cultivateurs. Pour ces derniers, « la libération ne signifiait pas automatiquement la liberté[xiv]. Â» Une situation que les anciens libres revenus avec les troupes françaises de Leclerc apprécient avec délectation. Dessalines montre ici son talon d’Achille avec la pulsion de mort qui le fait assassiner les chefs Congos. Au fait, il se détraque lui-même par sa tentation de la contrainte. Ce n’est donc pas pour la forme que les historiens montrent une grande circonspection sur ces faits dans les manuels utilisés pour enseigner.

L’école est le lieu du rendez-vous pris pour assassiner les consciences de la jeunesse. Pour répliquer l’histoire, il faut faire ânonner des bêtises et ne pas aller au fond de la réalité. De cette manière, aucun changement n’est possible dans l’ordre des choses. Le formatage de l’imaginaire à la mamelle inculque sourdement, en le légitimant, le sentiment d’impuissance aux masses. Face à cette politique de refus du savoir, Vertus Saint-Louis présente un espace d’ouverture en proposant une analyse qui ne va pas dans le sens des intérêts acquis. Loin des arguments fragmentés et contournés de l’historiographie traditionnelle, il refuse de passer outre les contradictions et les douleurs qui minent le projet national haïtien dès sa naissance. On saisit avec lui comment la politique d’assassinat de « ceux qui n’ont jamais déposé les armes contre les Français Â» revient à enterrer l’avenir pour plusieurs générations. Vertus Saint-Louis écrit :

« C’est un sujet d’interrogation quand on sait que Dessalines accueillera à bras ouverts non seulement les anciens vaincus de la guerre du Sud mais tous ceux qui l’ont personnellement trahi, au début de 1802, pour rejoindre Leclerc. Rentrant au Cap en novembre 1803, Dessalines réintègre dans son état-major Loret qui, en pleine bataille de la Crête-à-Pierrot, est passé du côté des Français. Mais Dessalines est sans entrailles pour ceux qui n’ont jamais déposé les armes contre les Français. Il fait fusiller Noël Prieur, resté caché dans les bois, qui n’a jamais pactisé avec les Français même après la liquidation du parti de Sans-Souci et qui est venu faire sa soumission au lendemain de la proclamation de l’indépendance. Cependant, il accueille, en maugréant il est vrai, David Troy de retour après être parti avec les Français, alors que les troupes indigènes lui offraient de rester dans le pays. Ce parti-pris délibéré fait de l’alliance fondatrice de la nation haïtienne un marché de dupes dont Dessalines sera l’une des premières victimes. Dès 1803, en ordonnant, cautionnant et soutenant la liquidation du parti de Sans-souci, Dessalines a creusé sa tombe[xv]. Â»

La critique de « la raison nègre Â»

Mis à part le fait que 1804 a fait naitre l’espoir, la lucidité porte à reconnaitre qu’on ne pouvait pas être optimiste et penser que la victoire de 1804 allait résoudre les conflits, trahisons, rancœurs et haines accumulés au cours de la décennie antérieure. Libéré de l’esclavage en 1793, Dessalines est l’héritier d’un système et de déterminismes économiques, culturels, sociaux dont il n’a pas pu s’affranchir. Les propriétaires d’esclaves n’étaient pas que les Blancs et les mulâtres. Il était bien placé pour le savoir, ayant été l’esclave de Toussaint Louverture et de la fille de ce dernier. Mais ce fait est demeuré un impensé et il a préféré voir dans l’esclavage plutôt une affaire de Blancs. Sottise et idiotie qui ont émietté la connaissance de gens déterminés à entretenir la fumisterie de la race comme catégorie de connaissance pendant longtemps.

En 1909, l’historien haïtien Auguste Magloire devait dire haut et fort : « l’asservissement du noir africain a existé au profit du noir lui-même bien avant l’intervention du blanc Â»[xvi]. Un siècle plus tard, l’écrivain congolais Alain Mabanckou secoue le cocotier avec Le sanglot de l'homme noir. Il écrit : « La part de responsabilité des Noirs dans la traite négrière reste un tabou parmi les Africains, qui refusent d’ordinaire de se regarder dans un miroir[xvii].» Le cap est pris vers le chemin de la déconstruction raciale à travers, entre autres, la critique de « la raison nègre Â»[xviii]. Une attaque contre cette domination psychique charriée dans « l’impensé de la race Â» par les Africains eux-mêmes[xix]. La destruction du masque racial est à l’ordre du jour. Comme le dit le politologue africain Achille Mbembe, « l’appel à la race comme base morale et politique de la solidarité relèvera toujours, quelque part, d’un mirage de la conscience tant que les Africains continentaux n’auront pas repensé la Traite et les autres figures de l’esclavage non plus seulement comme une catastrophe qui s’est abattue sur eux, mais également comme le produit d’une histoire qu’ils ont activement contribué à façonner à travers la manière dont ils se sont traités les uns les autres[xx]. Â»

Le dirigisme contre les cultivateurs

Revenons à nos moutons. En éliminant les chefs Congos, Dessalines a engagé une partie sans bien mesurer où elle va le mener. Cette mauvaise piste qu’il a suivie est à la racine de son échec, car « il a privé les cultivateurs de toute influence sur la direction politique du mouvement d’indépendance[xxi]. Â» Dans la construction du complot pour assassiner Dessalines, les accaparements injustifiables des terres du domaine, ci-devant propriétés des anciens colons, par les chefs militaires ont leur poids dans la balance. Qu’on se rappelle par exemple que les propriétés du général Rigaud dans le Sud ont été accaparées par le général Laplume, un noir proche de Toussaint Louverture. Quand Rigaud, de retour en 1802 avec l’armée expéditionnaire les réclame, le général Leclerc tranche et laisse Laplume garder les dites propriétés. De plus, il se débarrasse de Rigaud en l’envoyant en tournée d’inspection par bateau, une sorte d’exil doré. Leclerc outrepasse les instructions de Bonaparte qui stipulent que « toutes donations faites par Toussaint sont nulles Â»[xxii]. Cette décision de Leclerc lui sera fatale[xxiii] car elle contribuera à rallier Pétion, le bras droit de Rigaud, à l’insurrection générale de la fin octobre 1802.

Le pouvoir de Dessalines se caractérise par les méthodes de gouvernance et de production héritées de la colonie. Il n’y a pas de rupture idéologique dans le dirigisme. La philosophie de l’absolutisme prédomine. Le chef décide de tout et les cultivateurs doivent travailler comme des serfs. « La révolution avait bien donné la liberté à tous, mais elle n’avait donné la terre qu’à une portion des nouveaux citoyens, à ceux qui avaient rendu des services à l’État comme militaires. Il y en avait un grand nombre qui ne partageaient pas le bienfait de la liberté ainsi conquise [….]; ils ne possédaient pas en propre un pouce de terrain ; seulement, d’esclaves qu’ils avaient été,   ils étaient devenus les laboureurs libres de l’île. L’émancipation, il est vrai, les tirait de cette servitude qui faisait de leurs services et de leur vie même la propriété d’un maître ; mais elles les avaient laissés dans cet état de dépendance qui est partout la condition de celui qui n’a rien[xxiv]. Â»

Le manque de savoir-faire du gouvernement de Dessalines s’exprime dans le domaine économique et particulièrement dans celui des relations commerciales internationales. L’assassinat des colons français propriétaires terriens a sérieusement entamé l’image d’Haïti auprès des milieux abolitionnistes. Un véritable blowback. Tout laisse croire que Dessalines y a pensé du fait même qu’il ait dit « que m'importe le jugement de la postérité, pourvu que je sauve mon pays. » L’optique de sauver Haïti dictait à Dessalines de persuader l’Angleterre et les Etats-Unis d’Amérique que sa politique n’était pas dirigée contre tous les Blancs.

L’assassinat du commerçant anglais Thomas Thuat en mai 1806, les dettes de Dessalines envers le commerçant américain Jacob Lewis et le fait que Dessalines n’ait pas su mobiliser les commerçants américains en Haïti pour constituer le parti haïtien à Washington expliquent en grande partie sa perte. La simple continuation de la politique de Toussaint Louverture avec son lobbyiste blanc Joseph Bunel[xxv] ne suffisait pas. L’association de Blancs mariés à des négresses haïtiennes pour défendre la cause du nouvel État avait son poids. On ne niera pas que les efforts continus de Bunel aient contribué à faire gagner en élan la coopération de Washington avec Toussaint. Les dirigeants haïtiens n’ont pas assimilé les « limites de la société haïtienne face au marché international Â». Sous ce jour-là, les turbulences viennent beaucoup plus de l’extérieur que des contractions internes. D’où la nécessité de maitriser la situation du marché international où la puissance des capitaux privés prédomine.

Dans un pareil monde où les intérêts matériels sont déterminants en dernière instance, les couples dominos ne sont pas en mesure de parvenir à des résultats significatifs par rapport aux espérances de ceux qui sont concernés. Pour combattre la régression de la conscience de l’opinion publique en général à l’égard d’Haïti, les commerçants américains étaient mieux armés. En effet, les nombreux capitaines de navires marchands dans les villes de Baltimore, Philadelphia, Charleston, Boston, Alexandria, New York couraient de gros risques en commerçant avec Haïti. Dans leur ensemble, ces commerçants étaient plus en avance que leur gouvernement. C’est donc à partir d’eux qu’Haïti aurait dû organiser sa plateforme pour promouvoir ce qu’il souhaitait dire et faire. Ce que le parti colon français a su faire avec Jefferson pour réorienter dans le mauvais sens la politique américaine vis-à-vis d’Haïti. En effet, Bonaparte avait obtenu l’accord de Jefferson pour affamer Toussaint Louverture dès que l’expédition Leclerc arrive à Saint-Domingue le 11 février 1802.

L’assassinat de Dessalines et le système politique homicidaire

La crise électorale actuelle en Haïti ne saurait faire oublier le 17 octobre et l’assassinat de Dessalines au Pont-Rouge. L’étranglement de la nation haïtienne trouve son origine dans cet événement qui voit disparaitre non pas un homme mais plutôt une nation qui venait de naitre. Nous prenons le recul avec l’historien Vertus Saint Louis pour examiner ce sujet à partir de son article « L’assassinat de Dessalines et les limites de la société haïtienne face au marché international Â» dans lequel il aborde la question scientifiquement sous divers angles[xxvi]. Ki mò ki touyé lamperè !, (comment est mort l’Empereur !), quelle façon élégante de se dérober d’emblée en s’extasiant devant les profondeurs du crime, en restant en retrait pour ne vexer personne.

Cette question est fondamentale à notre sens pour toute tentative de rédemption nationale. De son traitement dépend l’engagement des uns et des autres pour mettre Haïti sur le chemin de l’avenir. À cause de l’asymétrie dans les informations et du manque de transparence, les discussions sont marquées par l’opacité et nous sommes encore au point mort. Pour arriver à une prise de conscience collective, il importe de souscrire pleinement à la prise de position de Justin Dévot qui recommande « d’ébranler sur ses fondements la mentalité de la société haïtienne telle qu’elle existe actuellement afin de pouvoir, par l’introduction et sa propagation dans le milieu social de principes revêtus du cachet de la science et coordonnés entre eux, opérer la rénovation intellectuelle de ce milieu, de façon que certains faits si déroutants pour la conscience et la raison ne puissent plus s’y produire[xxvii]. Â»

L’assassinat de Dessalines fait désordre et montre la trace d’agressivité, les grosses gouttes de la musique du groupe perdant qui a marqué le coup après sa défaite de la guerre du Sud, bref l’entrée tonitruante des intérêts des anciens libres dans l’arène politique. En effet, ils se sont incrustés au pouvoir, ont fait les alliances de circonstance nécessaires autant avec Dessalines qu’avec Christophe, ont gouverné d’un œil attentif par la doublure, jusqu’au moment où ils ont pu se montrer à visière levée, toutes dents dehors. Du cousu main.

À partir d’une réflexion documentée, Vertus Saint Louis élargit le champ de vision avec une argumentation habile et sensible qui écarte toute confusion. D’abord celle du mulatrisme qui utilise la culpabilité du silence pour ignorer un acte de folie aveuglante. Ensuite celle du noirisme qui s’appuie sur ce drame abject pour paralyser les esprits. La recherche d’un nouveau souffle, en réaction à ces deux courants maléfiques, refuse ces deux pièges en les prenant à contre-pied dans la guerre d’usure pour donner d’autres perspectives aux états de l’être et de la conscience. Vertus Saint-Louis fixe le cadre dès le départ en spécifiant que «  les acteurs directs sont toujours entraînés par des forces profondes dont ils sont loin d’avoir conscience et que l’histoire doit se charger de révéler[xxviii]. Â»

À l’analyse, l’alliance conclue en 1802 par nos aïeux et qui a permis 1804 n’était, tout compte fait, qu’une alliance de circonstance. Elle s’est délitée triplement. D’abord, avec l’assassinat de Capois-La-Mort le 10 octobre 1806 par Paul Romain, signataire de l’Acte de l’indépendance, sur ordre de Dessalines exécuté par Christophe[xxix]. Puis, avec l’assassinat de Dessalines, le 17 octobre 1806. Et enfin, avec la première élection, frauduleuse, réalisée par Pétion, le 18 décembre 1806. Ces manifestations du chen manje chen entre les pères fondateurs ne sont pas exhaustives. On pourrait ajouter d’autres assassinats par empoisonnement de signataires de l’Acte de l’Indépendance, dont Jean-Louis François, Nicolas Geffrard, Pierre Cangé, victimes de Dessalines et Christophe ; puis de Magloire Ambroise, Yayou et Étienne Élie Gérin, victimes de Pétion. On se rend compte qu’une ligne étroite sépare héros et salauds. Tous ces aïeux sont exclus, sacrifiés et tués par le système politique homicidaire qui fait de l’assassinat son immanence[xxx] dans une problématique similaire à celle exposée par Giorgio Agamben dans Homo Sacer[xxxi]. En toute impunité. (à suivre)

Lelie Pean
Historien - Economiste


[i] Paul Roussier, Lettres du général Leclerc, commandant en chef de l'armée de Saint-Domingue en 1802, Paris, Ernest Leroux, Société de l'histoire des colonies françaises, 1937, p. 245-246.

[ii] Ibid., p. 256.

[iii] Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, Tome 3, Port-au-Prince, Imprimerie Courtois, 1848, p. 315.

[iv] Mathieu Brevet, Les expéditions coloniales vers Saint-Domingue et les Antilles (1802-1810), Lyon, Université Lumière, 2007, p. 66.

[v] Ardouin. Études historiques…, Vertus Saint-Louis, « Régime militaire et règlements de culture en 1801 Â», Chemins Critiques, Port-au-Prince, décembre 1993.

[vi] Madiou. Histoire d’Haïti, vol. 2.

[vii] Vertus Saint-Louis, « L’assassinat de Dessalines et les limites de la société haïtienne face au marché international Â», Yves Bénot et Marcel Dorigny (dir.), Rétablissement de l'esclavage dans les colonies françaises - Aux origines de Haïti, Paris, Maisonneuve et Larose, 2003, p . 163.

[viii] Leslie Péan, « La conférence de Chicago (1 de 5), De la bataille de Vertières à Anténor Firmin : la problématique de l’indépendance des peuples Â», AlterPresse, 27 novembre 2013.

[ix] Vertus Saint-Louis, « L’assassinat de Dessalines … Â», op. cit., p . 164.

[x] Nottes (sic) de Alcindor commandant du Port Français. R. P. Bobine no. 3, lot 119. Il s’agit d’un lot de bobines déposées à La Bibliothèque Nationale à Port-au-Prince.

[xi] Vertus Saint-Louis, « L’assassinat de Dessalines … Â», op. cit., p . 165.

[xii]  Pamphile de Lacroix, La Révolution de Haïti - Mémoires pour servir à l’histoire de la révolution de Saint- Domingue (1819), Paris, Karthala, p. 275.

[xiii] Robert Debs Heinl, Nancy Gordon Heinl and Michael Heinl, Written in Blood: The Story of the Haitian People, 1492-1995, University Press of America, 2005, p. 9O.

[xiv] Leslie Péan, Aux origines de l’État marron (1804-1869), Port-au-Prince, Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2009, p.100.

[xv] Vertus Saint-Louis, « L’assassinat de Dessalines … Â», op. cit., p. 165-166.

[xvi] Auguste Magloire, Histoire d'Haïti d'après un plan nouveau basé sur l'observation des faits (1804-1909), Deuxième partie - Les insurrections, Port-au-Prince, Imprimerie Le Matin, 1909, p. 233. Lire aussi Olivier Pétré-Grenouilleau, Les Traites négrières - Essai d'histoire globale, Gallimard, 2004.

[xvii] Alain Mabanckou, Le sanglot de l'homme noir, Paris, Edition Fayard, 2012.

[xviii] Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, par Achille Mbembe. Paris, La Découverte, 2013. 

[xix] Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, La Découverte, 2010, p. 107.

[xx] Achille Mbembe, « Ã€ propos des écritures africaines de soi Â», Politique africaine, mars 2000, numéro 77, p. 33.

[xxi] Vertus Saint-Louis, « L’assassinat de Dessalines … Â», op. cit., p. 167.

[xxii] Paul Roussier, Lettres du général Leclerc, op. cit., p. 273.

[xxiii] Mathieu Brevet, Les expéditions coloniales vers Saint-Domingue, op. cit., p. 62.

[xxiv]  Zachary Macaulay, Richard Hill, Charles Mackenzie, Haïti, ou, Renseignements authentiques sur l'abolition de l'esclavage et ses résultats à Saint Domingue et à la Guadeloupe, Paris, Hachette, 1835, p. 86.

[xxv] Philippe R. Girard, « Trading races : Joseph and Marie Bunel, A Diplomat and A Merchant in Revolutionary Saint-Domingue and Philadelphia, Journal of the Early Republic, numéro 30, 2010.

[xxvi] Vertus Saint-Louis, « L’assassinat de Dessalines et les limites de la société haïtienne face au marché international Â», Yves Bénot et Marcel Dorigny (dir.), Rétablissement de l'esclavage dans les colonies françaises - Aux origines de Haïti, Paris, Maisonneuve et Larose, 2003.

[xxvii] Justin Dévot, Considérations sur l’état mental de la société haïtienne ; l’organisation des forces intellectuelles, Paris, Pichon, 1901, p. 92.

[xxviii] Vertus Saint-Louis, « L’assassinat de Dessalines … Â», op. cit., p. 162.

[xxix] Selon l’historien Placide David, « Capoix a été exécuté le vendredi dix octobre mil-huit-cent-six (10 octobre 1806) ; et non le huit, comme l’avance Madiou ; et encore moins le dix-neuf comme l’affirme Ardouin. Â», Placide David, Figures historiques, C3 Éditions, 2013, p. 36.  

[xxx] Leslie Péan, « Le père Dessalines et les sans repères Â», AlterPresse, 25 octobre 2014.

[xxxi] Giorgio Agamben, Homo Sacer: le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1988.