Tout Haiti

Le Trait d'Union Entre Les Haitiens

Culture & Société

L’occupation américaine et les Volontaires de la Servitude Nihiliste (VSN) [4 de 7]

occupation of haiti by usMarines americains aidés par des guides haitiens 1915 - credit wikipedia

 Â« La généralisation de la médiocrité a créé un courant nihiliste dans la classe politique qui revendique Tèt Kale l’absence de toute valeur, le triomphe du rien et des vauriens. Â» (p.2, quatrième partie du présent article)

 par Leslie Péan, 2 janvier 2015 --- La Ligue Internationale des Femmes pour la Paix et la Liberté (Women’s International League for Peace and Freedom) a conduit une enquête en Haïti en 1926 afin d’y observer l’impact de l’occupation américaine. À son retour à Washington, Emily Greene Balch a présenté au président américain Calvin Coolidge un rapport intitulé Haïti occupée (Occupied Haïti) dans lequel la Ligue Internationale des Femmes pour la Paix et la Liberté déclare :

« Nous préparons les Haïtiens à être des subordonnés, à travailler sous les autres, lesquels prennent les responsabilités. Nous leur enseignons à accepter le contrôle militaire comme la loi suprême et à acquiescer à l’usage arbitraire de l’autorité[i]. Â»

Le comportement de la classe politique haïtienne semble donner raison à cette affirmation. Par-delà la résistance qui a mené un combat jusqu’au départ des marines en 1934, l’occupation américaine a créé une classe politique perverse composée de ce que j’appelle les Volontaires de la Servilité Nihiliste (VSN) qui gouverne Haïti depuis lors. Le premier de cette classe politique néfaste est Sténio Vincent qui, tout en se présentant comme un nationaliste, s’est révélé un réactionnaire des plus coriaces, qui a fait de la servitude (le restavèk) une politique permanente, sans fin.

Vincent vient du groupe de « savants-ignorants Â»[ii] qui a préféré Nord Alexis à Anténor Firmin en 1902 et il a alimenté contre ce dernier une propagande malsaine dans le journal L’Effort. Pour soulever la population de la capitale contre Firmin, Sténio Vincent diffusa la rumeur que Firmin avait donné l’ordre à l’amiral Killick de bombarder la capitale avec son bateau de guerre la Crête-à-Pierrot. Un autre « savant-ignorant Â» est Louis Edouard Pouget qui, de son poste d’ambassadeur d’Haïti en Allemagne, dénonce Firmin en décembre 1910 au Département d’État en affirmant que Firmin est financé par des intérêts français pour combattre les Américains en Haïti.

Grand orateur et démagogue, Sténio Vincent a gagné ses gallons de nationaliste pour avoir craché le mot de Cambronne au nez des Américains venus fermer les portes du Sénat en 1917. Par la suite, Vincent n’a jamais cessé d’évoquer comme des gallons gagnés sur le champ de bataille la saute d’humeur qui lui a fait dire « merde Â» au major américain Smedley Butler. Il a si bien joué qu’il fut membre de la délégation composée de Perceval Thoby et Pauléus Sannon, qui présenta le Mémoire de l’Union Patriotique au Congrès américain à Washington en 1921. En bon nihiliste qui ne croit en rien, Sténio Vincent a laissé toute une école de disciples qui ont continué sa politique obscurantiste. Il fut élu président le 18 novembre 1930 grâce au renvoi des élections du 17 novembre 1930 et à la combine de l’achat des votes des députés au cours de la nuit avec l’argent fourni par l’homme d’affaires Edouard Estève et Guiseppe Fietta, le Nonce Apostolique. De résistant, Vincent est devenu collabo et a montré patte blanche dans la servitude nihiliste.

Des compromis qui glissent vite à la compromission

 Il importe de montrer les limites des tours de pensée qui laissent croire qu’un militant des luttes nationalistes jouant au laloze (néologisme créole désignant l’ambigu) puisse faire la différence et ne pas continuer simplement la politique du même. Sténio Vincent est la démonstration de la folie qui attaque la conscience haïtienne dans son essence. Nous excellons à essayer de faire mentir Einstein qui disait : « La folie consiste à refaire sans cesse la même chose et à s'attendre à des résultats différents. Â» La compromission avec la saleté ne peut aboutir qu’à la souillure. En Haïti, nous excellons dans le particulier et nous agissons comme si nous étions persuadés qu’il n’existe pas de lois universelles. Tout voum se do. Il n’y a pas de valeur. La généralisation de la médiocrité a créé un courant nihiliste dans la classe politique qui revendique Tèt Kale l’absence de toute valeur, le triomphe du rien et des vauriens. La manière de voir fondamentale est « Sak te gen tan gen laa Â», une expression qui fait l’apologie du vide.

Aujourd’hui par exemple, dans l’intérêt d’une fausse conception de la stabilité, un courant empirique veut maintenir Martelly comme président tout en sachant qu’il a été frauduleusement élu. Les critiques contre ce dernier sont beaucoup plus graves que celles retenues contre le premier ministre Lamothe. Pourtant c’est ce dernier qui est forcé de démissionner le 14 décembre 2014. On se demande comment fonctionnent les cerveaux qui font de tels choix aberrants. Pourtant ces mêmes cerveaux reconnaissent que Martelly a l’entière responsabilité de la crise car c’est bien lui qui a violé la Constitution et n’a pas organisé les élections en 2011 et 2012. Ces compromis glissent vite à la compromission et font passer très vite du positif au négatif.

Le pseudo argument présenté pour tenter de légitimer l’acceptation de la bêtise est de dire que le remède est pire que le mal et que l’alternative n’est pas claire et définie. Ces partisans du compromis avec les bandits légaux ont généralement du grain à moudre, aussi petit soit-il. Le réservoir psychique du statu quo réside donc dans l’incohérence des forces démocratiques qui n’arrivent pas à sortir de la logique implacable du chen manje chen pour offrir une alternative crédible. Dans tous les cas, la légèreté des forces démocratiques ne saurait servir d’alibi au manque de lucidité des partisans obligés des trafiquants de drogue et des kidnappeurs imposés par la communauté internationale.

Hier, Sténio Vincent qui se présentait comme novateur, s’est révélé un conservateur engoncé dans l’archaïsme. Parmi les actions négatives qui ont marqué ses mandats de 1930 à 1941, on peut citer :

1) les élections frauduleuses de 1930 et 1932 ; 2) la dissolution de l’Union Patriotique ;

 3) l’élimination de Joseph Jolibois ; 4) la vente de braceros haïtiens à Cuba et en République Dominicaine ; 5) l’Accord du 7 août 1933 ; 6) les arrestations de Joseph Jolibois fils, Jacques Roumain, Georges J. Petit, Jean Brierre, etc. ; 7) la Constitution fasciste de 1935 ; 8) l’élimination des pouvoir législatif et judiciaire ; 9) la révocation des onze sénateurs en 1935 ; 10) l’affirmation du courant fasciste avec Mallebranche Fourcand, René Piquion, etc. ;

11) le massacre des Haïtiens par Trujillo en 1937 et la complicité de Vincent ; 12) l’assassinat de Louis Callard[iii] ;

 La colonialité de l’être

 En novembre 2010, au salon du livre de Montréal, j’ai lancé l’ouvrage collectif « Entre savoir et démocratie - Les luttes de l'Union nationale des étudiants haïtiens (UNEH) sous le gouvernement de François Duvalier Â». Rappelant à cette occasion le combat mené par Anténor Firmin contre la colonialité du savoir, j’ai affirmé alors : « Aucune refondation ne pourra être possible si c’est sur la même base que les deux derniers siècles. Cette fois-ci, tout le monde doit participer à la reconstruction. Mais en Haïti, plus de 90% de la population est mise à l’écart. Sans compter que 5% de la population détient 50% du revenu national. Aucun développement n’est possible dans ces conditions. Haïti est condamné à une malédiction mise en place par les esclavagistes il y a plusieurs siècles et depuis, les Haïtiens n’ont pas pu trouver la bonne formule pour s’en sortir. Â»

Ces mots ont encore plus de pertinence si on les applique à la période qui commence en 1915. En effet, un siècle après être sorti des griffes du colonialisme français en 1804 par une lutte armée sans merci, l’Haïtien est retombé sous celles de la doctrine de Monroe. Au cours du 19e siècle, les Haïtiens n’ont pas su se donner la main pour inventer un espace leur permettant de se désaliéner mentalement et de créer les conditions matérielles d’une vie harmonieuse. Les éruptions sociopolitiques et économiques n’ont cessé de se déclencher avec leurs cortèges de feu, de sang et de misère. La colonialité a survécu à l’indépendance tant au niveau de la production, du pouvoir que de l’être. Elle n’a pas disparu des esprits malgré l’indépendance de 1804 et elle s’est renforcée avec l’occupation américaine.

En effet, « la colonialité s’était abattue sur la planète comme une chape de plomb. Cette colonialité dans sa forme la plus pernicieuse, qui est celle du savoir, postule que toute connaissance vient des Blancs et que les autres peuples sont arriérés congénitalement. À cette dimension épistémique s’ajoute une dimension ontologique (colonialité de l’être) et les deux se combinent pour imposer une gouvernementalité articulant infériorité déclarée naturelle des uns et civilisation/modernité des autres[iv]. Â» Cette infériorité déclarée se traduit sur le plan politique par la pratique de l’arbitraire et du despotisme militaire. La recrudescence des soulèvements paysans avec Germain Pico sous Dessalines, Goman sous Pétion et Boyer, les Piquets en 1843, les Cacos à la fin du 19e siècle, témoigne du refus des cultivateurs d’accepter les rapports sociaux imposés par des propriétaires fonciers et des commerçants protégés par les généraux.

L’impunité triomphante

 Le renforcement de la colonialité se manifeste autant au niveau de la biopolitique avec la question de couleur qu’à celui des croyances utilisées pour exclure la grande majorité de la population de la conduite des affaires nationales. Cette exclusion refuse l’État de droit et les relations sociales basées sur le respect mutuel. L’occupation américaine crée des volontaires de la servitude nihiliste à travers l’intériorisation de ce que Negri et Hardt nomment les « mécanismes internes de subjectivation Â»[v]. Il importe de s'attaquer à la subjectivité et aux valeurs propres de l'Haïtien qui les transforment en esclaves volontaires devant toute autorité publique et surtout devant le président de la République.

Les cas de personnes se mettant à genoux devant le président ne datent pas de l'époque des Tèt Kale comme Luckner Noël, député de Ouanaminthe, l’a fait le 14 mai 2013. On se souvient du ministre Jean Julmé déclarant à la radio en 1966 lors de son procès « jamais je ne trahirai mon maître Â». Dans l’optique de la servilité nihiliste, il faut abêtir le citoyen au point qu'il ne puisse pas penser par lui-même. Cet abêtissement commande de confier la direction du pays à des comédiens tontons macoutes. Jean-Claude Duvalier symbolise un de ces vauriens qui ont humilié la nation et qui l’ont préparée à accepter d’autres ineptes imposés par la communauté internationale. Comme l’a montré le cinéaste Arnold Antonin[vi], dans l’entendement de l’impunité triomphante, il faut se prosterner devant la bêtise et surtout ne pas humilier les vauriens en leur disant leurs quatre vérités.

L’impunité triomphante exige d'atrophier les neurones du cerveau de l’Haïtien. Par exemple, aujourd’hui la Commission consultative fait toutes sortes de recommandations sauf celle de traduire en justice les voleurs, corrupteurs et autres responsables de la crise. Ainsi, la pensée autonome est totalement découragée afin que les Haïtiens acceptent leur propre asservissement et y consentent. Pour qu'ils ne voient pas la réalité, il faut leur mettre les lunettes de l'ésotérisme, de l’occultisme et de la magie.

Il s’agit de renforcer la perte de sens de l’orientation introduite avec l’occupation américaine. Tout doit être fait pour déboussoler les Haïtiens comme le montre Léon Laleau dans son roman Le Choc[vii]. Les mercenaires à la solde des intérêts privés font tout pour maintenir au pays un environnement de stérilité. Léon Laleau fait dire à de ces personnages que les Haïtiens doivent apprendre l’anglais et qu’une langue n’est pas seulement un assemblage de mots, mais « une âme dans des mots Â». De plus, pour les aspirants au pouvoir la stratégie idéale consiste à s’allier aux étrangers pour vaincre les rivaux haïtiens. C’est avec la loi martiale consacrant l’état de siège que l’occupant américain gouverne contrairement aux principes énoncés dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789. (à suivre)

 Leslie Pean
Economiste - Historien


[i] « We are training them to subordinate themselves, and work under others, who take the responsibility. We are teaching them to accept military control as the supreme law, and to acquiesce in the arbitrary use of superior power. » Emily Greene Balch, ed., Occupied Haiti, New York: The Writers Publishing Company, Inc., 1927, p. 153.

[ii] Un savant-ignorant est un « un monsieur qui se comportera, dans toutes les questions qu’il ignore, non comme un ignorant, mais avec toute la pédanterie de quelqu’un qui, dans son domaine spécial, est un savant Â», José Ortega y Gasset, La révolte des masses, Paris, Les belles Lettres, 2010, p. 188.

[iii] Leslie Péan, « L’occupation américaine et le vrai visage de Sténio Vincent Â» (1 de 5), Alterpresse, 17 juillet 2013.

[iv] Leslie Péan, Comprendre Anténor Firmin, Une inspiration pour le XXIè siècle, Port-au-Prince, Editions de l'Université d'Etat d'Haïti, 2012, p. 225.

[v] Michael Hardt et Antonio Negri, Commonwealth, Stock, 2012.

[vi] Arnold Antonin, « Témoignages pour l’histoire de l’impunité en Haïti Â», quatre DVD, Port-au-Prince, Centre Pétion-Bolivar, Octobre 2014.

[vii] Léon Laleau, Le Choc : chronique haïtienne des années 1915-1918, op. cit.