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Culture & Société

Rendez-vous au Plaza

jean-marie-theodat-limonadePar Prof Jean Marie Théodat: ---  Je suis entré dans le café et me suis installé à la place habituelle pour prendre un citron pressé. A ce même café nous prenions nos rendez-vous, mais je te retrouve ce midi pour parler de mon manuscrit que tu as bien voulu préfacer. Lever l'Ancre est le titre. La publication est imminente, il nous faut lire à présent la dernière épreuve et me donner ton sentiment.

Ce bar, en face du Champ de Mars, a tous les déterminants de la scène de théâtre : vaste, ensoleillé et bruyant et calme à la fois. Je te lis ce message à voix très haute sur la place publique, sans gêner personne, au-delà des limbes qui nous séparent. La scène est impossible et irrémédiable, mais cette fois-ci, nous venons à midi sonnant, et le patron du café, qui ne manque pas d'humour et de considération pour la solennité de l'heure, te gratifie au passage d'un tonitruant : « Vlà l' Chaff » ! qui fait un effet bœuf dans la salle à manger !

Tous les garçons du café se mettent pour une seconde au garde à vous, le plateau dans une main, et l'autre sur le cœur. Nous prenons place au fauteuil habituel, sur la terrasse, face au kiosque Occide Jeanty, pour avoir un œil sur la rue. Tu m'invites à m'asseoir à tes côtés et tu me fais remarquer que c'est plus commode ainsi, "pour être sûrs de partager le même moment, la même rue, les mêmes passants, etc. » Je me suis rapproché et nous nous sommes retrouvés face à la rue, comme dans le cockpit d'un avion.
Le plat du jour suffisait, le plus souvent, à nos délicats appétits, mais aujourd'hui tu commandes un poisson entier avec de l'eau pétillante et du pain blanc. La même chose pour moi. C'est un repas pascal, nous sommes en avril ! Le patron note sur son petit carnet la commande et fourre le papier sous un coin de la nappe. Puis disparaît dans la cuisine. En attendant d'être servis, nous piochons, tour à tour, dans les cacahuètes disposées dans un bol, et nous causons. De choses et d'autres, de tout, de rien, mais toujours c'est Haiti qui revient.

Comment va le pays ? Que s'est-il passé cette semaine ? Nous traversons ensemble, en pensée, le boulevard Dessalines pour aller voir le dernier tableau de Mario Benjamin, exposé à la Grand'Rue au milieu des ferrailles dressées des artistes de La Rue.
Nous remontons la rue Bonne Foi pour aboutir au Champ de Mars. Nous faisons des contorsions et des détours de chemins pour éviter la rue du Docteur Aubry et échapper à la vision de la façade éventrée de la cathédrale. Nous laissons à notre droite le terre-plein qui marque l'emplacement de l'ancien palais national et nous faisons halte sous la statue équestre du Roi Christophe.
Le Champ de Mars est le lieu de transmutation de tous les possibles. On y trouve d'anciens esclaves devenus rois, de vrais gueux, en guenilles, s'y juchent sur des tréteaux et haranguent une foule diffuse de badauds et d'étudiants qui se pressent autour de tout ce qui change de l'ordinaire et de la grisaille des décombres. On y croise également des morts, disparus depuis des années, pendant ou après le tremblement de terre. Des personnes que l'on sait mortes et qui reprennent vie par la magie de l'affection des vivants...
Nous nous frayons un chemin entre les tentes et nous aboutissons de nouveau au Plaza. Une oasis de luxe et de fraîcheur dans un univers torride fait de bruit, de poussière et de lumière.

Nous savourons ensemble le plaisir de corriger la dernière version du bouquin à paraître. Avec un souci vétilleux du détail esthétique, tu me fais observer quelques délicats paysages reproduits ou décrits dans le texte et les souvenirs que tu associes à ces lieux évoquent des liens qui sont ceux d'un amoureux de la ville. Assis dans un fauteuil, côte-à-côte, face à la place, à deux pas de Toussaint Louverture et à la santé de Pétion et de Christophe, nous levons nos verres, en feuilletant un livre, en attendant la pluie...
Je te parle, et pourtant je viens de raconter une scène impossible. Sans mentir. Mon imagination anticipant le plaisir de la publication a dressé le décor de cet après-midi posthume pour ranimer la flamme de notre amitié, tout entière tissée à Paris autour de ce projet de livre sur Haiti. A la vérité nous ne nous sommes jamais rencontrés en-dans le pays. Mais c'est tout comme. Au café de la Maison de la Radio, avenue du Président Kennedy, nous trinquions toujours à la santé d'Haiti, terre à laquelle une égale affection nous tenait viscéralement attachés.

Philippe, tu es mort depuis déjà un an, un jour mon tour viendra. Nous serons égaux dans la mort, dans l'esprit des vivants.
Quant au livre, il ne sera, sans aucun doute, jamais publié. Mais, cela importe peu à présent. Je garde au chaud, en moi, ta préface, comme écrite à la première personne de la première page de ma vie. Et chaque seconde qui passe ajoute une page au grand livre.

Dr Jean Marie Théodat
Géographe
Président conseil Gestion Campus Henry Christophe
Université d'Etat d'Haiti de Limonade

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