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Haïti : La politique du carnaval

carnaval

Par Leslie Péan

Deux ans après le séisme qui a laissé la population haïtienne déchirée entre un sentiment de vide et un autre de tristesse, le spectacle du carnaval 2012 tente de cacher les excès de nos navrantes misères et de nos choquantes inégalités. Ce spectacle de joie est d’un attrait certain pour tous ceux qui sont cramponnés avec un acharnement égoïste à leurs privilèges séculaires. Il l’est beaucoup moins pour ceux qui sont désespérés par le spectacle politique désolant offert au monde ; également, il l’est par la persévérance dans le malheur d’une classe politique inconsciente affichant d’inconcevables prétentions contre le changement, ce qu’on a vu dans le blocage de l’amendement constitutionnel de 2011 opéré par la fourberie des uns et le cynisme des autres.

Le spectacle du carnaval ne l’est pas du tout pour les démunis vivant sous les tentes depuis le séisme. On comprend donc que ces derniers chantent Banm pam Ladann avec le K-naval 2012 de Boukman Eksperyans, en référence à l’argent de la reconstruction dont ils ne voient pas encore un kopek. En effet, seules les miettes de la caisse publique sont allées aux prolétaires parqués comme des animaux dans les bidonvilles et aux paysans pauvres qui constituent la grande majorité de la population.

La politique de la saison carnavalesque tente de faire oublier le spectacle du carnaval de la politique qui donne pour résultat le type de développement primitif que nous connaissons et dont les indicateurs sont :

  • 50 pour cent de la population a accès à l’eau potable.
  • 50 pour cent de la population n’a pas accès à des latrines.
  • 20 pour cent des enfants sont inscrits dans les écoles publiques représentant 8 pour cent de toutes les écoles.
  • Taux de scolarisation à l’école primaire : 50%.
  • Taux de mortalité infantile : 57/1000 (le plus élevé dans les Amériques).
  • Taux d’incidence de la tuberculose (TB) 306/100 000 en 2008 (la plus élevée dans l’hémisphère occidental).
  • 47 pour cent de la population n’a pas accès aux services de santé.
  • 120 000 personnes vivant avec le VIH (plus forte concentration dans les Caraïbes après Bahamas et Belize).
  • Deux tiers des fonctionnaires travaillent également ou fournissent des services de conseil pour les ONG.
  • Un budget moyen de l’Etat de 2 milliards USD par an – avec 60% dépendant des ressources externes.
  • 75% des ménages vivent en état de pauvreté extrême.

L’arrivée de Michel Martelly à la présidence d’Haïti risque-t-elle de changer la donne politique et d’orchestrer un autre spectacle pour sortir de cet inextricable gâchis que nous avons sous les yeux ? Profitant de ce moment de cruelle vérité qu’est le carnaval, il importe de proposer quelques réflexions sur cette période que traverse notre société. Continuation d’un long moment de transgression commençant en 1971 avec l’arrivée au pouvoir d’un jeune homme de 19 ans, suivi par des généraux, des gauchistes chrétiens—dont un prêtre et un activiste nihiliste, et enfin par une vedette du show-biz et du spectacle. Question d’assimiler les débordements d’une saison carnavalesque qui ne manquera pas de dénoncer les maux les plus cocasses de la société. Avec toutes les caricatures possibles et imaginables. Mais surtout, question de saisir le sublime derrière le grotesque, de faire voir les visages derrière les masques de la politique du carnaval [1]. Appel à la nuance, à la mesure et à l’équilibre pour éclairer comment un raccourci osé ou encore un choix assumé peut contourner l’impasse consacrée des réjouissances du carnaval pour aboutir à la révolution. Comme ce fut le cas en France avec les journées de carnaval de février 1848 qui menèrent à la fin de la monarchie [2].

Toux incontrôlable et « Shapo Granri »

Conformément à une longue tradition qui a pris un essor considérable dans les années 1930, sous le gouvernement de Sténio Vincent, le carnaval apporte chaque année une dose de contestation politique que le gouvernement en place tente de canaliser, sans parvenir à le contrôler pleinement. Financé et manipulé par le pouvoir, le carnaval s’en distance souvent de la manière la plus sournoise et la plus imprévisible. Pour illustrer la dimension politique apparemment innocente du carnaval, il suffit de citer deux populaires figures qu’on voit défiler et chahuter chaque année : les répliques traditionnelles de « Shaloska » (Charles Oscar) et les « Tèt Lesko ». La première figure, Charles Oscar, perpétue le souvenir du tristement célèbre commandant du Pénitencier National qui fit massacrer en 1915, à la demande de Vilbrun Guillaume Sam, tous les prisonniers politiques enfermés dans sa baraque, notamment les frères Polynice. La seconde rappelle les monstruosités de la présidence d’Élie Lescot emportée par le mécontentement populaire de janvier 1946. Au début des années 1950, pendant que le gouvernement Magloire bâillonne la presse, on voit défiler au Champ de Mars un char allégorique sur lequel, plié en deux, les professionnels Windsor K. Laferrière et El Pueblo (Victor Nevers Constant), sont pris d’une toux incontrôlable pendant que les gens rassemblés autour d’eux crient à tue-tête « A la yon tous, Papa ». La police politique de Magloire se lancera à leur trousse dès le Mercredi des cendres.

Au-delà de la critique subtile des dictateurs entreprise par Windsor K et El Pueblo et aux invitations à la sagesse que les défilés des Shaloska et des Tèt Lesko envoient aux dirigeants, le carnaval est aussi une tentative de préservation de la mémoire. C’est le moment de rappeler au peuple les massacres de 1915 et d’associer Shaloska aux chefs militaires qui ont pris sa relève. C’est l’occasion de rappeler les absurdités et dérives du régime mûlatriste de Lescot. Durant cette période de défoulement, la malice populaire s’invente d’autres armes, s’en donne à cœur joie et sombre dans une vulgarité souvent déconcertante, surtout pour les parents qui accompagnent leurs enfants aux défilés.

C’est l’époque de la chanson grivoise Talatàn ou menm ki anba wòb sa-w wè. L’orchestre Saïeh, Joe Trouillot, Guy Durosier et bien d’autres ont fait les délices de leur clientèle en exploitant inlassablement cette chanson à double sens. Il en sera de même de Sharpshooter (Ay map bawou l). Mais le pouvoir s’en accommode et participe pleinement au carnaval. On se rappelle comment, sous le gouvernement de Magloire, le lieutenant Henri (Riquet) Perpignand, membre de la toute puissante Petite Junte, composée de ses amis officiers Alix (Sonson) Pasquet, Philippe (Fito) Dominique, Roland Lataillade et Guillaume Péan, conduisait lui-même chaque année, au cours des trois jours gras, un char de carnaval dénommé Les Libellules sur lequel on pouvait voir toute sa famille. Les officiels du gouvernement assistaient alors au défilé carnavalesque dans la cour du Palais national. Les chars rentraient par la première porte pour en sortir par la seconde.

Sorti de l’école de Sténio Vincent, Duvalier décida de prendre le contrôle du carnaval deux ans après son accession au pouvoir. Il commence par régler, à coups de bastonnades, le compte des anciens fignolistes arborant un chapeau de paille inachevé appelé Shapo Granri en allusion aux travaux de réfection de la Grand’Rue discontinués faute de capitaux. N’ayant pas encore dominé à sa satisfaction les mouvements de foules, Duvalier limita en 1958 et en 1959 le parcours du défilé à l’aire de l’Exposition et ne l’étendra au Champ de Mars qu’après avoir correctement rodé ses mécanismes de répression. Paradoxalement ce sera en pleine époque de grève des étudiants en 1960. Avec le recul, il est permis de se demander si ce n’était pas une de ces provocations qu’il ruminait sans cesse.

Grivoiserie et défoulement collectif

François Duvalier disait sans broncher le traitement qu’il réservait à ses opposants. Le « map fè bounda yo tounen paswa » a terrorisé plus d’un. Pour répondre aux rumeurs d’impotence à son sujet, il déclara à la radio à un auditoire sidéré : « Mande Simòn si m pa konn fè l ranni ! » La première dame sourit, acquiesça de la tête, mais sans conviction. Le dictateur voulait avoir le monopole de la grossièreté et de la répression. Aussi, n’hésitait-il pas à sanctionner violemment tout écart inacceptable venant des autres. C’est dans les dernières années de son règne et sous celui de son fils que l’obscénité et les déhanchements d’une Ti-Simòn sont devenus des caractéristiques générales du carnaval haïtien. Depuis, Haïti offre chaque année au monde un spectacle naviguant entre clartés et obscurités de politiques inconsistantes qui font perdre son étoile à l’observateur même averti. À chaque tentative de clarté, les ténèbres redoublent. L’obscurité étant nécessaire pour la magouille, l’État doit rester marron pour perpétuer la politique de carnaval. La chanson humoristique Blakawout, qui fait l’apologie de l’obscurité, est très significative à ce point de vue. Le président Michel Martelly, qui aurait décidé, selon le New York Times [3], de se départir du personnage Sweet Micky, pourra-t-il changer cet état de choses ?

Dès 1965, l’écrivain Graham Greene avait qualifié la politique haïtienne de politique de comédiens. Les acteurs Richard Burton et Elizabeth Taylor vont décupler en 1967 le succès de cette œuvre dans son adaptation au cinéma. D’autres acteurs de renom, dont Alec Guinness, Peter Ustinov et James Earl Jones contribuèrent aussi à cerner dans ce film la bouleversante errance de notre pays aux prises avec ses démons. Qui s’amusent à éteindre des consciences et des vies. Qui croient pouvoir combler le désespoir incommensurable du peuple par les mirages de la communauté internationale lui apportant en plus la désolation du choléra. Des comédiens qui produisent la tragédie des Haïtiens affrontant les mers sur des embarcations de fortune pour trouver la mort dans leur quête d’une vie meilleure. Comme ce fut le cas la veille de Noël avec le naufrage de cette frêle embarcation et la noyade de 38 Haïtiens sur la côte cubaine de Guantanamo. Le jeune haïtien Arol Pinder ne disait-il pas en janvier 2011 que « les besoins fondamentaux des Haïtiens d’aujourd’hui se résument en fait à trois grands éléments passionnels formant malgré eux le socle de leur unité : la politique, le carnaval, la religion [4]. »

La liberté de la presse ayant été éliminée dès 1958 par François Duvalier, c’est avec l’humour des chansons de la période carnavalesque que le peuple haïtien dénonce à sa façon la dictature politique. Parfois le pouvoir s’en accommode et tolère ces défoulements comme soupape de sécurité afin de pouvoir mieux noyer les aspirations populaires. À partir de 1959, les enveloppes de subventions aux groupes carnavalesques ne viennent plus seulement de la mairie, mais directement du Palais national. C’est le prélude de la surenchère aux chansons à la gloire du président à vie. Nemours et Sicot vont régulièrement chercher leurs enveloppes. Ainsi que les lycéens et les universitaires amis du régime.

Parallèlement, la police réagit avec violence quand la populace dépasse les normes. De façon voilée, la fronde populaire pense à ridiculiser le gouvernement après l’élection très médiatisée, en 1960, de Claudinette Fouchard, fille de Jean Fouchard, comme reine de beauté d’Haïti et reine mondiale du sucre. Une bande de carnaval à pieds pense se défouler en s’en prenant à Claudinette avec la chanson « Roule tete Klodinèt fouk sal ». Assimilant cette chanson paillarde à une manifestation de sédition, les hommes forts du régime dépêchent, selon la rumeur, l’officier Franck Romain et deux « chalands » chargés de gendarmes en direction des prétendus voyous. En quelques minutes, ils bouclent la ruelle Chavannes, entre l’avenue Magloire Ambroise et la rue Capois, et dispersent à coups de matraque musiciens, animateurs et danseurs. La reine mondiale du sucre doit être respectée et honorée ! Jouant habilement de la carotte et du bâton, la dictature réprime donc les contestataires sans ménagement, tout en comblant de largesses les groupes à sa dévotion.

Ce rappel des carnavals d’avant 1961 sert d’introduction à l’analyse de l’obscénité dans les rapports entre politique et carnaval d’une part et dans ceux des luttes entre pouvoir et opposition d’autre part. Selon Elizabeth McAlister [5], il existe une relation directe entre la répression politique et la vulgarité inhérente aux chansons populaires des groupes carnavalesques. Les paroles obscènes appelées betiz en créole haïtien participeraient de la réaction populaire à la dictature. Durant les défilés de 1966, le chef d’orchestre Weber Sicot place au devant de son char une danseuse endiablée du même prénom que l’épouse de François Duvalier. C’est Ti-Simòn, qui se déhanche sans cesser et égrène un tas d’insanités au rythme de la méringue« men jèt la ». L’obscénité au carnaval devient alors une forme détournée de critique des dominants par les dominés.

L’amputation du sexe et du désir qui le précède

On rejoint ici l’analyse de Michel de Certeau [6] indiquant l’absence de stratégie et de projet à long terme dans les milieux précarisés obligés de s’en remettre au coup par coup pour tenter de combler leur manque de savoir et de pouvoir. Avec des mots crus, les dominés expriment avec les armes de la ruse du faible leur tactique de combat. Position précritique qui met de l’huile dans les rouages politiques de la dictature comme la bande à pieds « Le peuple s’amuse » en fit la démonstration au début des années 1970. Convulsions noiristes et mulatristes du combat perdu d’avance de catégories sociales cherchant désespérément une appartenance populaire dans l’encanaillement généralisé. En effet, pour Xavier Garnier, « Tant que le peuple s’amuse à “s’encanailler” en paroles, les autorités peuvent dormir tranquille [7]. » Mode d’appréhension qui tourne dans le vide, accroché au phénomène et pas à la chose en soi. Un temps de disjonctions et de ruses, dans le sens évoqué par Georges Balandier [8], où le désordre du carnaval de la politique sert à renouveler l’ordre de la politique de carnaval dans lequel nous vivons. Mais aussi une époque de collusions objectives entre adversaires aux intérêts divergents en apparence, mais unis dans la route vers le précipice.

Dans un contexte de crise permanente, le carnaval va devenir permanent et le piment de l’obscénité, un invariant dans la vie politique. C’est donc sans respect ou retenue que le peuple dira : Aristide peyi-a se pou-w, kale boundaw jan ou vle. Ce discours d’adoration pour le président revient pour tout occupant du Palais national. Sous le président Magloire, ce n’était pas différent. Alors on disait : Maglwa taye banda-w jan ou vle peyi-a se pou-w. On s’en remettait donc corps et âme, pieds et poings liés aux caprices et aux férocités du chef dans tous les domaines, pourvu que les affidés, les chefboukman recueillent un bâton, une arme leur donnant l’illusion d’être une infime partie du pouvoir absolu. Ainsi, ils peuvent distribuer la terreur comme bon leur semble ou encore des miettes améliorant momentanément leur mal-être permanent. Dans la culture politique profonde qui masque la méchanceté dans le mal, les musiciens ne se démarquent pas de ce discours combien désuet et en profitent pour apporter des notes qui en augmentent le contenu émotionnel. Comme l’explique Gage Averill, « La musique et les musiciens d’Haïti sont depuis longtemps immergés dans la politique, affûtant leur rhétorique et produisant du sens politique par le texte de leurs chansons et par le pouvoir évocateur du son musical [9] Les chansons de Candio, grand-père du président Martelly, contre l’occupation américaine de 1915 et ses improvisations sur le président Borno accusé d’être un ressortissant français de la Martinique, constituent des preuves éloquentes de cette immersion.

Une génération a réagi à la violence tonton macoute par le chant et la danse, deux dérivés utilisés quotidiennement par les Haïtiens pour se consoler de leurs peines et de leurs souffrances. Cette génération a en même temps intériorisé et vécu avec le commandeur perpétuel indéboulonnable qui en même temps valorisait sa puissance par ses conquêtes féminines. Comme le montre bien Kettly Mars dans son roman Saisons sauvages, on n’avait pas à chercher loin alors pour trouver le sexe du tonton macoute à l’affût d’une vengeance à assouvir. Mais depuis le sexe n’est plus suggéré, dissimulé, il est montré, démontré, exhibé, frotté à votre visage, que vous le veuillez ou non. Et bien entendu celui du chef suprême est le premier et le meilleur dans le défilé. Cet étalage du sexe serait-il le résultat de l’amputation subie par les Hommes sous le duvaliérisme ? Amputation du sexe, mais surtout du désir qui le précède ? L’Haïtien est châtré. Cette castration-là administrée à la mamelle expliquerait le désenchantement d’une jeunesse déboussolée rêvant parfois d’un chambardement qui plongerait tout un chacun dans les bêtises les plus profondes et complexes jusqu’à l’anéantissement de tous.

La structuration de l’espace mental autour de l’obscénité s’est même radicalisée en Haïti. Le mode populaire de participation politique par l’obscénité du discours est devenu banal. L’obscénité serait-elle un élément libérateur, une expression de vanité de l’esprit contestataire d’une jeunesse désorientée ? Une de ces ruses inventées par une population aux abois pour tenter de sortir d’un sombre quotidien ? Tout comme elle va au cimetière de la capitale invoquer les esprits Bawon Sanmdi et son épouse Grann Brijit pour la laisser mourir de mort naturelle en chassant le choléra, l’insécurité et les catastrophes naturelles comme les séismes [10].

Contre la carnavalisation de la société

Le carnaval est le moment du mete pou yo. C’est le temps pour le peuple d’exprimer sa mauvaise humeur en criant son désaccord avec la politique des gouvernants. Depuis 1990 et même avant, les groupes de musique rasin profitent de ce temps d’évasion pour combiner analyse de fond et divertissement. Illustrons avec quelques tubes ensorcelants de ces groupes tels que Racine Mapou d’Azor avec Pale Yo, Legend avec Yo Met Pale, Kanpech avec Wa Di Yo, Koudjay avec Gran Manjè, Chandèl avec Kale Wès, Vwadèzil avec M pap fè maledve avè w, RAM avec Ya sezi et Boukman Eksperyans aux chansons à résonances politiques multiples. Avec ou sans décodage, il y a transmission de l’information contre la carnavalisation de la société critiquée par Mikhaïl Bakhtine et Hérard Jadotte [11]. Du refrain « Piga pale nan zafè moun yo ro » de « Kem pa sote » en 1990 à « Pawol tafia », du carnaval 1998 de Boukman Eksperyans, la critique du cynisme et de la méchanceté des puissants est permanente. La critique du grotesque est vivante dans « Yo ban tèt kale ki vin pou okipen » du carnaval Ala maskay de 2007 ou encore dans les paroles « Lè ou monte pi wo /Se lè sa a w pran pi gwo so/L’amour de l’argent/Fè moun yo pi mechan » du carnaval 2009 de Republik Banana de Boukman Eksperyans. Effet d’écho ?

Comme l’explique Gage Averill, « Le carnaval est un carrefour important entre musique et politique en Haïti. L’ambiance de koudyay qui y règne, la tradition de chansons de carnaval de type chante pwen et le fait que, pendant quelques jours, des dizaines de milliers de pauvres sont maîtres de la rue font de cet événement une menace potentielle pour l’État et pour l’élite. [12] »Les représentations collectives et le symbolique sont dominés par la culture populaire qui présente au cours du carnaval sa résistance à la domination des détenteurs du pouvoir. On se rappelle encore comment sous le gouvernement de René Préval, le groupe musical Demele avec sa méringue « Yes Mister Blan » fit grincer les dents du pouvoir et des forces d’occupation de la MINUSTAH en 2006.

Le candidat Michel Martelly a-t-il surfé sur la profonde ambivalence de l’intronisation et de la détronisation auquel réfère Mikhail Bakhtine dans ce qu’il nomme « le monde à l’envers carnavalesque » [13]. Selon Hugues Saint-Fort, l’obscénité aurait été déterminante dans le résultat des joutes électorales présidentielles de mars 2011. Il écrit : « Mais, au-delà du caractère très entrainant de sa musique, ce sont les paroles contenues dans la musique de Sweet Mickey et la gestuelle de sa présence sur scène qui ont fait exploser sa cote de popularité dans le grand public haïtien….. Ajoutez à cela les frasques inattendues du chanteur sur scène, la signification sexuelle de sa gestuelle scénique, et vous aurez une idée de la fascination qu’il a exercée sur le grand public. Jamais le public haïtien n’a été « exposé » à de telles performances [14]. »

L’avenir dira si, à la manière d’un Henry Miller en littérature, Michel Martelly s’est servi de l’obscénité de Papa Gede comme arme pour écrire des pages de lumières dans cette transgression obscure d’horreurs que traverse la société. S’il a fait la transition du Compas directau Koudjay ou encore si ce sont les forces traditionnelles qui auront le dessus dans les luttes de pouvoir. Comme ce fut le cas lors de cette tentative du CNG de mettre en exergue le tambourineur Wawa du groupe Racine Mapou d’Azor pour subvertir le mouvement populaire dans son face-à-face avec le pouvoir. Après le complot ourdi par le président Préval assisté d’un groupe d’abrutis pour faire renvoyer le premier ministre Michèle Pierre-Louis en 2009, j’écrivais« les démocrates et les patriotes se doivent de cerner l’obscurité par tous les moyens jusqu’à ce qu’en sorte la lumière du jour [15]. » Cette recommandation demeure actuelle pour affronter les défis d’aujourd’hui. Il faut cerner les ténèbres de l’obscurité en y pénétrant. Tout comme l’avion qui perd de l’altitude ne peut se redresser sans d’abord piquer et perdre davantage d’altitude, la société ne peut reprendre de l’altitude sans un corps à corps avec les diables qui risquent de le faire encore aller plus bas dans la fange avant de pouvoir se redresser. Pour arriver à « faire voir » certaines choses, il faut se débarrasser de l’obscurité qui démolit les êtres humains et les choses. De l’obscurité produisant le chaos cognitif structurant notre inconscient de peuple.

Comme le souligne le philosophe John Locke, « la fausseté étant par elle-même incompatible avec l’esprit de l’homme, il n’y a que l’obscurité qui puisse servir de défense à ce qui est absurde [16]. » Prisonniers de l’imaginaire de la diablerie moyenâgeuse qui sert de fromage aux loups garous qui ont besoin de l’obscurité pour occuper la conscience des Haïtiens, nos troubadours auront à inventer d’autres chansons. Banm fè nwa mwen, banm blakawout mwen tandé sera remplacé par un appel au soleil et à la lumière ou par une version actualisée de la chanson de 1986 de Jean-Michel Daudier, lèm pa wè solèy-la. Pour sceller la fin de nos amours furtives avec le savoir et empêcher la sédimentation de la culture des loups garous dans nos têtes. Pour que survienne quelque chose de nouveau, il n’y a rien de mieux que la lumière. Pour que vienne le temps d’une autre esthétique de l’existence qui ne mette pas la pensée à l’étroit sur le territoire haïtien, le temps de « l’échange indéfini et libre des discours » [17].

*Economiste, ecrivain

[1] Denis-Constant Martin, Politics behind the mask – Studying contemporary carnivals in political perspectives, theoretical and methodological suggestions, Centre d’études et de Recherches Internationales, Sciences Po, no. 2, Paris, novembre 2001.

[2] Alain Faure, Paris Carême-prenant — du Carnaval à Paris au XIXe siècle, Paris, Hachette, 1978.

[3] Randall C. Archibold, « Haiti : President Retires Raunchy Singing Act », New York Times, December 22, 2011.

[4] Arol Pinder, « Haïti, république des comédiens ! », Le Devoir, Canada, 22 janvier 2011.

[5] Elizabeth McAlister, Rara ! : vodou, power, and performance in Haiti and its diaspora, University of California Press, Berkeley, California, 2004, p. 80-83.

[6] Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, L’art de faire, Tome 1, Paris, Gallimard, 1990, p. 59-63.

[7] Xavier Garnier, « Langues des rues, langues des livres : les questions en débat », Notre Librairie. Revue des littératures du Sud, N° 159, Notre Librairie — Revue des littératures du Sud, N° 159, juillet - septembre 2005, p. 20.

[8] Georges Balandier, Le pouvoir sur scènes, Paris, Balland, 1992, p. 95.

[9] Gage Averill, « Dechoukaj en musique—La chute de la dictature haïtienne », Critique Internationale, no. 7, Paris, avril 2000, p. 142.. »

[10] « Des morts bien encombrants », Courrier International, Paris, 25 novembre 2010.

[11] Mikhail Bakhtine, La poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil, 1970. Voir aussi Hérard Jadotte,Le carnaval de la révolution — de Duvalier à Aristide, Port-au-Prince, Editions Fardin, 2005.

[12] Gage Averill, « Dechoukaj en musique, la chute de la dictature haïtienne », op. cit., p. 131.

[13] Mikhail Bakhtine, La poétique de Dostoïevski, op. cit. p. 172.

[14] Hugues Saint-Fort, « Obscénités et vulgarités dans la culture haïtienne », Haitian Times, 8 mai 2011

[15] Leslie Péan, « Les leçons à tirer de l’aventure Michèle Pierre-Louis », AlterPresse, 14 novembre 2009.

[16] John Locke, An Essay Concerning Human Understanding, Book III, Chapter X, 1690, p. 184. Voir aussi John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, Amsterdam, 1729, p. 396.

[17] Michel Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 40

Soumis à AlterPresse le 1 er février 2012