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Culture & Société

Fè wanna mache, l'expression d'une bassesse abyssale en matière de création artistique

tony-mix-fe-wanna-macheRemix de Tony Mix de Fè Wana mache

Soumis à Tout Haiti le 5 Novembre 2012

Par Josué Muscadin --- Le fait musical constitue une thématique de recherche à laquelle s'intéressent les chercheurs en sciences humaines et sociales. Sociologues, musicologues, anthropologues, psychologues s'interrogent tantôt sur la finalité du phénomène de la musique dans l'espace social, tantôt sur son processus de création, son évolution et sa réception, mais aussi sur sa représentation individuelle et sociale. Dans l'espace musical haïtien, le phénomène rap constitue, avec d'autres styles musicaux importés, un fait social digne d'un regard conscient et engagé.

Le champ musical en Haïti, notamment le secteur rap et « musiques actuelles », est marqué par un phénomène devenu à la mode qui consiste à donner naissance à des « innovations » linguistiques que répètent religieusement un certain nombre de nos jeunes écoliers et écolières, ainsi que d'autres membres de la population. Dénués de tout sens critique leur permettant de produire une remise en question face à ces « créations », nos jeunes avalent et récitent comme le « Notre Père » un ensemble de slogans et de textes d'une débilité incontestée. Notre belle langue créole, remplie de locutions imagées ô combien merveilleuses constituant sa fierté, se voit « infestée »

d'expressions puant la médiocrité extrême ! Tout cela est la résultante de ce qu'il me semble être un inversement du processus de la transmission culturelle dans la société. Aujourd'hui, on a l'impression que nos jeunes écoliers et écolières connaissent mieux Dj Tony mix et consorts, ainsi que nos « fameux » rappeurs que nos grands poètes et hommes de lettres tels Durand, Dépestre, Frankétienne, J. Roumain, Price Mars etc. Il n'est pas étonnant de voir qu'un élève puisse réciter les yeux fermés un texte d'Izolan alors qu'il marmotte La Dessalinienne ! Déchéance culturelle, déchéance civique, déchéance tout court ! A qui la faute, me dirait-on ? A cette question, je répondrais volontiers que, délaissée par nos dirigeants, par leurs parents, bref par les instances « culturantes », nos enfants confient aveuglément leur éducation (culturelle) à quelques « musiciens » exécrables. Mais je dirais aussi que, sous l'effet d'une certaine mondialisation des « musiques actuelles » (particulièrement tout ce qui touche à la culture hip hop, mue par le diktat de l'american way of life ), nos jeunes écoliers sont en plein dans le « processus mondial de déculturation » en passant des heures à écouter des chanteurs qui n'ont rien à leur apprendre artistiquement plutôt que de se soumettre à un exercice intellectuel instructif.

Arrêtons-nous un peu sur les modèles artistiques et linguistiques (puisqu'ils sont aussi « néologues ») de notre jeunesse actuelle. Considérons tout d'abord une partie du texte de la chanson la plus populaire en Haïti en ce moment :

Fè wanna mache.

Fe wanna mache, fe wanna vole, fè wanna pompe, fè wanna voltije
Depi manzè fin bwè toro w, fèl mache
Manzè fin bwè ragaman ou, fèl mache
Li fin manje pen a manba w, fèl mache
Manzè fin bwè ji alaska w, fè l mache

Ecouter: "Fè Wana mache" La musique interdite par le gouvernement Martelly-Lamothe

Ce texte est assez représentatif du niveau de la création artistique de la majorité de nos « faiseurs de tube » en Haïti. D'abord dans sa composition, dans son expression, mais aussi dans le message qu'il véhicule. Du point de vue de la forme et celui du fond, le texte est en lui-même la négation de l'art (instructif). A côté du fait que le texte est poétiquement nullissime, il est incohérent et contradictoire. Il s'agit de plusieurs groupes de phrases sans rapport logique prônant, entre autre, la marchandisation du sexe, ( wanna est une jeune fille qui doit se faire baiser, pour dire les choses clairement, en échange d'un Toro, d'un Ragaman ou d'un pen a manba). Et au cas où, wanna ne voudrait pas se faire « sauter », notre fameux Dj propose les moyens violents pour l'y contraindre ( zo rekin, polis kouche, kat jiga, moso boutèy, fil de fè, grenn madjok). Le sexe, approché ici d'une manière brutale, est donc un moyen qu'utilise le jeune homme pour matérialiser sa figure de dominant au détriment de la jeune fille : à travers une séquence de la musique, on entend des bruits de coup de fouets suivis de « nan tet wanna, nan mouda wanna, nan do wanna ». Objet sexuel pour satisfaire le désir phallocratique du jeune homme, la jeune fille perd son identité entant qu'humain. C'est pourquoi les propos violents, chosifiants et sexistes à l'endroit de la femme contenus dans le texte ne choquent pratiquement personne dans le public visé par la chanson (y compris les victimes, les filles !). Rien de plus normal qu'une fois wanna a fini de manger le pen a manba, qu'elle se fasse « raboure ». Il s'agit donc du reflet d'une conception particulière du rapport homme-femme qui fait que la survie ou la réussite de celle-ci passe nécessairement par la marchandisation de son corps. Cette mentalité trouve son attestation dans les pratiques des faits quotidiens et sa légitimation dans le discours ambiant : « Fanm fèt ak tout richès li [fant janm li] ». Intériorisée, cette conception modèle malheureusement le comportement de beaucoup de nos jeunes filles qui ne peuvent pas s'empêcher d'imaginer leur avenir sans penser à l'aide éventuelle d'un homme. Ainsi, participent-elles à l'entretien de cette mentalité qui voit dans le sexe un moyen comme d'autres d'échanger des biens et des services, celle-ci est bien évidemment généralisée et accentuée par la dépravation des mœurs poussée par l'ultra-libéralisme. Pour revenir à nos moutons, terminons cette digression sociologique en disant que le

texte n'est qu'un ramassis de lieux communs véhiculés dans la société, et paraphrasons J. Attali (Bruits, 1977) en soutenant que la musique, tout comme toute création artistique, n'est que le reflet de la société globale ; elle permet de comprendre l'organisation économique et idéologique de celle-ci.

Nous disions que le texte est tout aussi incohérent que contradictoire. Curieusement, le contenu de la chanson que l'on vient de considérer comme l'expression d'une misogynie crue ne semble pas correspondre à cette définition, puisqu'à travers ce même texte, la femme est présentée sous un autre jour : « respè pou tout fanm ki kwè nan tèt yo ». C'est un changement intelligent de discours mais révélateur des considérations que nous faisons jusque-là sur le texte : cachant son discours méprisant à l'égard des femmes, le « musicien » s'empresse d'ajouter cette petite « phrase d'hommage » qui finalement ne représente rien puisqu'elle est noyée dans une vaste étendue de propos dénigrants. De plus, le Dj-chanteur dresse deux images incompatibles de wanna. Il donne l'impression au début de la chanson que wanna est une fille nécessiteuse qui se fait baiser pour un pen a manba, mais le tube se termine en faisant de wanna la femme d'un «atis », d'un « dj ». ( siw pa madan Dj ou pa ka wanna, siw pa madan atis ou pa ka wanna). Du coup, « wanna » est entouré d'un flou conceptuel total. Tantôt wanna renvoi à la femme en général, tantôt à une « catégorie » de femme ; tantôt wanna est une jeune fille défavorisée qu'il faut violenter, tantôt c'est la copine d'une « star »... On ne comprend plus rien !

La mélodie, digne d'un tube de party à l'américaine, est une catastrophe du point de vue de la création musicale. Elle est constituée du même son du début jusqu'à la fin. En fait, elle n'a rien d'attirant, sauf bien sûr pour faire bouger les reins de notre jeunesse de Zo Kiki, raboday dans des program Ti sourit ou pour « percer » le tympan des passagers des bwa fouye dans le transport en commun. Le Dj n'a rien inventé, ce qu'il appelle « sa » musique est, en réalité, une combinaison de quelques sons disponibles sur internet ou réalisés à partir de certains logiciels. En clair, le Dj n'est qu'un simple soumis intégral à l'américanisation de la tendance musicale dominante chez les jeunes, il n'a rien créé.

fe-wana-mache-11

Ces considérations sont aussi valables pour le rap kreyol. Hormis certaines rares exceptions, les textes de musique rap sont aussi débiles que le contenu de la chanson que nous venons de considérer. Le rap, genre musical créé dans les ghettos américains, a été à l'origine un mouvement contestataire qui s'est servi de l'art musical comme moyen d'expression. Il s'agissait d'un mouvement antisystème qui se propose de dénoncer les inégalités sociales. Mais il n'a pas fallu beaucoup de temps pour que le rap passe de l'autre côté de la barricade en se laissant intégré au système qu'il dénonçait. D'un rap engagé politiquement, le rap devient un mouvement purement festif, avec quelques exceptions bien sûr. Les thèmes dominants ne sont plus les problèmes sociaux, mais l'exaltation de la société de consommation et l'individualisme poussé. Les chansons parlent de l'argent, du sexe, de la drogue, de la violence, etc. En Haïti, ce qu'on appelle malencontreusement le rap kreyol, en tant que transplantation du rap américain dans le milieu haïtien, souffre du même problème. Le rap créolisé est essentiellement un rap divertissant et récréatif. Les rappeurs engagés sont extrêmement minoritaires. L'immense majorité s'intègre au système. Les clips vidéo mettent en avant les femmes nues, l'argent ; les textes du sexisme, de la violence, de la fanfaronnade. Il n'est pas rare de trouver des rappeurs qui font de la « pub » dans leur musique −consciemment ou inconsciemment d'ailleurs. En vantant gratuitement une marque de chaussures, de vêtements et de voiture, le rappeur se fait l'idiot utile du système qu'il devrait dénoncer. Le rap consolide alors l'ordre social établi et exerce donc un « effet de consécration » de l'organisation socio-économique de la société. La récupération des rappeurs-soumis par l'idéologie dominante dans la société s'accompagne du boycottage des rappeurs-rebelles. Par exemple, récemment le Parlement haïtien a choisi de récompenser Izolan, un rappeur très populaire mais d'une médiocrité à peine soutenable, alors qu'il existe d'autre rappeur d'un niveau bien supérieur (je pense à K-libr', BIC ou à Doc Filla par ex.) Le choix d'Izolan est symptomatique de cette dénaturation du mouvement rap et de son incorporation dans l'appareil social dont il devient un garant parmi d'autres.

Toujours dans une logique d'évaluation, considérons brièvement les textes de nos rappeurs de nos jours. Les rappeurs ont un discours qui sert davantage à flatter leur égo surdimensionné que d'agir positivement sur le public. Chacun se vante d'être de plus haut niveau en se fermant dans son petit monde à lui, mais en réalité, ils sont tous pareils, leur production est incroyablement lamentable. On y retrouve un narcissisme exacerbé qui cache, au fond, un profond mal-être : ce sont, dans l'ensemble, des jeunes issus des quartiers défavorisés, souvent en échec scolaire ou en cours de scolarisation... Ils privilégient la dimension festive et commerciale de la musique au détriment de sa fonction artistique qu'ils ignorent pour la plupart ; or le rap, acronyme de Rythm And Poetry, a aussi et surtout une fonction poétique au même titre que le slam, par exemple. Leur maigre capital cognitif explique l'extrême pauvreté de leur texte : rime défectueux, jeu de mots de très bas niveau, discours stéréotypés, vocabulaire extrêmement réduit... Par contre, tout n'est pas noir sur le tableau, c'est le cas de le dire, il y en a qui se révèlent assez talentueux ; ceux-ci, ils utilisent le rap plutôt dans sa fonction de contestation et dans un but d'abord artistique sans écarter le divertissement dont il ne faut pas ignorer la portée. Mais malheureusement ceux qui font du « rap conscient » n'intéressent pas notre public manifestement. Les médias, dans leur majorité, méprisent ceux-là. Notre société se caractérise aujourd'hui par une tendance de nivellement par le bas où l'appareil médiatico-politique accorde davantage d'importance à la médiocrité qu'à la compétence pour deux raisons, à notre avis : d'abord la médiocrité fait vendre parce qu'elle rime à la popularité, et ensuite parce que généralement elle n'est pas subversive. Donc, selon cette logique, pour être populaire, il faut être médiocre et soumis. Voilà pourquoi notre jeunesse a de tels « modèles ».

Que faire ? L'état de délabrement de nos productions artistiques en matière de musique est à l'image de notre jeunesse et de la société en général. Toute élévation de la société entraine automatiquement une élévation de l'art. Il faut une volonté politique en matière artistique qui s'accentuera sur la valorisation des compétences dans le pays : donner une plus grande visibilité aux plus capables, ce qui tirera la société vers le haut. Il faut une véritable politique d'éducation qui autonomisera nos jeunes en développant chez eux le sens critique. Nous n'aurions plus une jeunesse de soumis intégral qui ne fait qu'assimiler tout ce qu'on lui donne sans être capable de rien remettre en question. Fè Wanna mache ne serait pas sur les lèvres de nos jeunes filles, si celles-ci n'étaient pas de véritables pompes aspirantes qui ne font qu'absorber sans trier, vu que le texte en lui-même est une atteinte à leur dignité. Notre jeunesse est prête à avaler tout et n'importe quoi sous l'effet d'une quelconque musique de boite de nuit, la popularité du tube en question le confirme. Il faut, par ailleurs, un vrai travail d'inculcation de la valeur travail, de l'effort et du mérite à nos jeunes. (Lekol pa bay !) Ceux-ci se laissent trop souvent emportés par la tentation de la facilité, compte tenu du train de vie que leur impose la société de consommation. L'absence de ces valeurs développe en eux une culture de fatalité, et donc une attitude déresponsabilisante envers leur propre avenir, mais également envers le pays. D'où la nécessité de « réparer » la société à travers une moralisation laïcisée axée particulièrement sur l'enseignement des valeurs républicaines à nos écoliers et écolières. Un tel travail ne peut être effectif que dans la mesure où nos décideurs politiques n'ont pas leur intérêt dans l'état actuel de notre jeunesse. Et à l'évidence, ce n'est pas moins le cas. Donc, Fè Wanna mache est loin d'être la dernière bêtise élevée au rang de chef-d'œuvre que produit la société.

Josué Muscadin

Ecouter: "Fè Wana mache" La musique interdite par le gouvernement Martelly-Lamothe