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Carnaval des fleurs Un pouvoir obsédé par les réjouissances populaires et jouissives

carnaval1Par Par Jacques Nesi --- Le champ de Mars aurait pu s’identifier comme le point de départ à la construction d’une mémoire nationale, celle que pourraient habiter tous les damnés du séisme du 12 janvier 2010,les déracinés , les gueux et les misérables  de circonstances, les sinistrés  de cette colère volcanique, fulgurante et dévastatrice. Le champ de Mars aurait pu devenir ce lieu devenu musée, cathédrale des pleurs, ce lieu devenu institution sociale majeure, projetée  comme antidote à l’incapacité d’élucidation des disparus, cherchant à assurer la contrepartie de cette proliférante politique de la banalisation des victimes du duvaliérisme. Champ de Mars est à la fête, depuis trois jours, met hors d’état de penser à ces morts innocents, les morts-vivants, les survivants, qui souffrent, ont souffert, de ce tremblement de terre, dans l’indifférence d’un pouvoir myope, obnubilé par la désignation de son gendre au pouvoir.

Hélas ! Champ de Mars, incubateur de transgressions, devient aujourd’hui, durant les trois  jours (29,30,31 Juillet) le lieu de glorification de la fête, comme mode d’action politique. Champ de Mars rompt avec le deuil. Le choix du lieu par le roi Martelly témoigne de l’emprise de la vie sur la déchéance. Le projet de commémorer son triomphe dicté par la domination vassalisante des ambassades est une illustration de ce qu’est ce régime, présidentialiste, à tendance monarchique : le roi décide de son carnaval, en dehors de toute discussion, avec sa cour, ses pages, ses thuriféraires et l’impose à la société haïtienne, qu’elle y soit favorable ou pas. Le roi est nostalgique de ses déhanchements à se déboiter les lombes, de ses coups de reins, de ses tenues excentriques-mini-jupe et soutien-gorge- dégoulinant ses propos grotesques sur une foule qui se bousculait, s’agglutinait, pour voir le machin que le chanteur mima d’exhiber. Cette décision de trois jours de carnaval, dans un pays en proie aux difficultés les plus cruciales, a quelque chose de délirant. Cette décision procède de la mobilisation des ressources de l’Etat, met en selle ce qui préfigure la définition d’une politique culturelle sous Martelly.

Le « carnaval des fleurs »prétend faire une croix sur la misère physique des citoyens à laquelle Martelly  a promis de s’opposer, à renforts de propagande, et de marketing. Le pouvoir en place croit ainsi dissimuler ses échecs, en pratiquant le déni de la réalité.

carnaval2Le « carnaval des fleurs » est également le déploiement d’un pouvoir sur scènes, comme écrivait Georges Balandier. Le pouvoir a une forme de « jeu dramatique » ;le pouvoir est une sorte de théâtre, il structure la société à travers l’organisation des appareils de commandement  par le recours aux règles dramatiques. Sous Martelly, les revendications salariales des enseignants, les difficultés du gouvernement haïtien à réaliser les prochaines consultations électorales, en dehors de l’assistance financière internationale, la faible dotation budgétaire consacrée à l’Université du Nord (don de la république dominicaine) , l’insécurité…. sont secondaires, elles sont reléguées au rang d’accessoires. Ce qui compte, ce sont des réjouissances, qui tendent à contrecarrer les révoltes, à conjurer les jacqueries, à réduire les oppositions. Par la « théatrocratie »,les difficultés du pays se banalisent, les réjouissances se sacralisent.

Le « carnaval des fleurs » procède simultanément du narcissisme d’abord, par celui qui incarne la puissance publique, de ses ministres, de ses laquais, de ses prédateurs occupant des lacs infestés de crocodiles rageurs de chiffre d’affaires qui  dopent leurs ventes de tentes, de stands, de matériels de sonorisation, de flonflons, de chaines de télévision forcées de participer à la fête par la diffusion d’images d’un peuple « zombifié » et amusé à qui son président administre de fortes doses  des somnifères , des psychotropes, des  médicaments qui l’ hypnotisent.

Le « carnaval des fleurs » est ensuite,  une démonstration du savoir-faire des professionnels de l’animation  et de la scénarisation ; mais également des citoyens instrumentalisés, parce qu’on leur fait croire que leurs conditions de vie misérables peuvent être transformées par un effet magique artificiel, par la superposition des couches sociales présentes au Champ de Mars.

Le « carnaval des fleurs », c’est  la reproduction de la domination permanente installée non pas en mai 2011, mais depuis 1804. L’expérience du carnaval des fleurs se forge en interaction entre les couches sociales et l’Etat. Sous la forme d’une nouvelle modalité d’action, l’émergence du carnaval des fleurs se déploie « à l’interface du public et du privé », à l’intersection des groupuscules proches du pouvoir et de l’incompréhension des diplomates en poste en Haïti. Comment un président qui méprise les enseignants et l’université se montre-t-il si dévoué aux réjouissances dont il est jouissif. C’est une attitude révélatrice de sa faible motivation pour la transformation des conditions de vie des haïtiens à qui il a tant promis.

Le carnaval des fleurs est un registre de construction de l’imaginaire, un mouvement de « désintellectualisation », qui renvoie au discours de la campagne du candidat Martelly autour de l’inanité, la vacuité des élites intellectuelles haïtiennes, c’est-à-dire selon lui,  des gens qui sont bardés de diplômes  pourtant, n’ont au bout du compte aucune emprise sur le réel. C’est la « mickisation » des esprits qui procède de la mobilisation en permanence du registre festif, comme miroir déformant d’une jeunesses aspirant au bien être matériel non pas par le travail, mais par le déploiement des modalités de l’illicéité, de la déviance et de la perversion.

Le « carnaval des fleurs » c’est aussi  un processus de décomposition des valeurs : éducation et travail  se trouvant en concurrence avec les gains faciles d’accumulation, qui passent par des faux talents de musiciens associés  à l’expression de gestes vulgaires. La relation du pouvoir avec les réjouissances populaires n’est pas nouvelle : Duvalier y a puisé des éléments de légitimité de son pouvoir , de consolidation de sa domination politique, de diffusion dans l’imaginaire de son attachement supposé à la sauvegarde du fonds culturel haïtien.

Le carnaval est, dans le contexte actuel, un instrument de mobilisation et de communication politique : il permet au régime de compenser les risques de désenchantement qui commencent à prendre forme dans l’espace public, Le carnaval est un outil d’anticipation et de prévention de la contestation, voire de démobilisation de la contestation. L’appui des nantis au pouvoir ne souffre d’aucun doute, le danger viendrait des couches populaires que le pouvoir éprouve du mal à canaliser, à maitriser. C’est pourquoi Martelly tente de ratisser large, partout où il passe en lorgnant à droite et à gauche la sympathie dont jouit son premier ministre, un prétendant à la magistrature suprême. Pour freiner les ardeurs des organisations populaires, Martelly distribue  en provinces, à des foules sur commande cabrits, cadeaux, postes administratifs, projets de développement, prébendes, passe-droits…

Dans cette course, Port-au-Prince reste un espace difficile à mobiliser en permanence, en faveur du pouvoir, sachant qu’il est occupé par des figures concurrentielles qui luttent pour la reconquête du pouvoir.

Mais le carnaval contribue également à la construction de formes de contestation, de mobilisation populaire, résultat de l’instrumentalisation des enjeux sociaux et économiques. Le discours politique qui puise ses forces dans les chansons parodiques structure le débat politique. Dans ces conditions, le carnaval peut être une caisse de résonance aux défis qui tenaillent la société haïtienne.                                                                
Les mardi gras ont été en 1989, comme l’a rappelé le professeur Justin Daniel , l’occasion de protester contre les mesures répressives du gouvernement de Prosper Avril et de s’emparer de la rue pour dénoncer le régime politique civilo-militaire. Les années qui ont suivi le retour au pouvoir de Jean –Bertrand Aristide ont été scandées par des diatribes contre les nouveaux  oligarques qualifiés de « grands mangeurs », des chansons composées par les artistes qui ont délibérément choisi  de structurer le désenchantement d’une population dupe et instrumentalisée par la rhétorique lavalasssienne. Martelly court des risques, il ne sait pas si les somnifères « carnavalesques » administrés à son peuple ne risquent pas de provoquer des effets secondaires dont le traitement est plus difficile que la cause de la maladie elle-même.

Source: Haiti-Liberté